Chatwin, Docteur Just et Mister Utz...

Bruce Chatwin

Journaliste, romancier et grand voyageur, l'anglais Bruce Chatwin est de passage dans la capitale tchèque en 1967. En 1989, il tire de son séjour pragois Utz, son dernier roman. L'écrivain meurt la même année, peu de temps avant la Révolution de Velours. Roman policier et mystique avec comme toile de fond la normalisation communiste, Utz se présente d'emblée comme un roman original. Mais est-ce vraiment un roman ? Le dernier livre de Chatwin est aussi le plus mystérieux. Car si c'est un roman, la réalité l'a bien vite rejoint...

Prague, 1997. Deux hommes entrent dans un immeuble de la rue Lodecka, frappent à une porte et kidnappent le jeune homme qui leur ouvre. Quelques jours plus tard, la police retrouve le cadavre du malheureux dans une forêt de Bohême. Décédé en 1989, Bruce Chatwin n'aurait sans doute jamais pu imaginer que son livre aurait une suite si tragique dans la réalité. Car la victime n'est autre que le fils de Rodolphe Just, lequel n'est autre que le vrai "Utz", héros semi-fictif du roman.

En 1967, l'écrivain est de passage dans la capitale tchèque. Il devait témoigner en 1989 : "Ce livre est un témoignage de choses qui me sont arrivées à Prague. J'ai rencontré là-bas un éminent collectionneur de porcelaines de Meissen. Il avait réduit ses horizons à ses meilleurs amis, des statuettes de procelaine de quelques centimètres de hauteur".

Alors Utz, roman biographique ou témoignage romancé ? Les deux... Une chose est sûre : Chatwin s'emploie tout au long du livre à brouiller les pistes, mêlant sans relâche mensonge et vérité.


La première raison tient peut-être à ce que Chatwin a d'abord voulu écrire un roman. Son intérêt premier va à la personnalité du collectionneur. Lui-même est un collectionneur averti et pour cause : avant le journalisme, il dirigait le département de céramique de Sotheby's, prestigieuse maison de vente aux enchères anglaise. Dans son roman, Bruce Chatwin fait de constants parallèles entre Utz et un autre grand collectioneur : Rodolphe II, ancêtre éponyme de Rodolphe Just, le "vrai" Utz. Le sort tragique de leurs collections respectives les unit d'ailleurs au-delà des siècles. Celle de Rodolphe II, on le sait, fut en grande partie pillée à l'issu de la guerre de Trente Ans, en 1648. Dans Utz, la collection du héros se volatilise mystérieusement à sa mort, en 1974.

Ces va-et-vients constants entre la Prague de Rodolphe II et celle de la normalisation donnent à l'écrivain l'occasion de mieux brouiller les pistes. Dans le roman, Utz habite dans un immeuble de la rue Siroka, dans le Quartier Juif. En réalité, le collectionneur habita ailleurs, à Lodecka, dans l'immeuble où son fils connaîtra une fin tragique. Chatwin choisit le numéro 5 de la rue Siroka dans un souci sans doute symbolique. De ses fenêtres, Utz peut voir le cimetière juif, juste en-dessous, mais aussi le Château au loin. Deux symboles de la Prague magique, qui se résument à deux personnages, contemporains l'un de l'autre : Rodolphe II, bien sûr et Rabbi Löw, éminent kabbaliste et créateur légendaire du Golem.

Labyrinthique en temps normal, la ville avait été transformée en un dédale de culs-de-sac.Chatwin, qui découvre la cité vltavine, semble fascinée par la ville aux Cent Clochers. Il décrit bien l'atmosphère loufoque de la Prague de la normalisation, une ville comme hors du temps : "Tous les monuments susceptibles d'être porteurs du sentiment national comme l'église de Tyn ou la cathédrale Saint-Guy, disparaissaient sous des façades rouillées (...). Labyrinthique en temps normal, la ville avait été transformée en un dédale de culs-de-sac".

Mais l'écrivain choisit de gratter la couche de rouille pour évoquer la Prague mystique. Et l'objet de prédilection de Utz, la porcelaine, est prétexte à de multiples disgressions sur l'alchimie et autres sujets métaphysiques propre à la légende de la ville. On en vient à l'argile, origine de vie de l'homme d'après la Bible mais aussi matière même du Golem...

On se demande si les figurines de porcelaine de Utz, ces arlequins et danseuses en ballerines, ne sont pas elles-mêmes vivantes. Un peu comme ces atlantes, hommes et femmes de pierre qui soutiennent les lourdes architraves des édifices pragois. Chatwin décrit Prague comme "la demeure des géants, en pierre, en stuc ou en marbre". Avec Utz, il écrit une histoire à la dimension mystique de Prague.

La famille de Just n'avait jamais entendu parler du roman de Chatwin. Mais ce n'est pas la seule raison qui le pousse à mêler fiction et réalité. On ne peut en effet s'empêcher de penser que l'écrivain tente d'abord de protéger Rodolphe Just. Il écrit Utz au début de 1989. Rien ne laisse encore supposer que le régime s'effondrera, d'ici la fin de l'année. De qui Chatwin devrait-il d'ailleurs protéger Just ? Et que doit-il au juste protéger puisque ce dernier est déjà mort depuis 15 ans ?

Sa collection bien sûr... Car le collectionneur possédait une réputation internationale. Contrairement à son jumeau de fiction, Utz, il n'affectionnait pas la porcelaine, mais toutes sortes d'objets de grande valeur.


Filip Marco est directeur des bureaux de Sotheby's à Prague, dont les locaux sont situés près du Théâtre des Etats. Le "dossier " Utz, il est bien placé pour en parler. En 2000, il clôt, avec Sebastian Kuhn, une enquête de deux ans, qui lui permet de percer en partie l'énigme. Contrairement à ce qui se produit à la fin du roman, la collection de Just ne s'est jamais volatilisée. Une partie a été transférée sur un compte en Suisse et une autre, partagée entre les descendants de Just.

Parmi ceux-ci, son fils, assassiné et volé en cette funeste journée de 1997. De peur, les autres membres de la famille s'exilèrent à Bratislava. C'est dans leur appartement que Marco et Kuhn retrouvèrent, en 2000, le reste de la collection : des centaines de pièces d'or du XVIIIème siècle et d'autres objets de grande valeur. Autant dire que la famille fut soulagée lorsqu'on lui proposa la vente de la collection aux enchères. Ce fut fait en décembre 2001 à Londres. Prix final : 1 400 000 livres anglaises.

Ironie du sort, la famille de Just n'avait jamais entendu parler du roman de Chatwin !