Dans le ghetto de Terezín, le foot sous l’étoile jaune
Avec la course à pied, activité par essence naturelle à l’homme, le football possède un langage partagé dans le monde entier qui fait de lui le plus universel des sports. Passion commune à tous les peuples, quelles que soient leurs conditions de vie, le football, depuis sa création et de par sa simplicité, a survécu à tous les aléas de l’histoire pour devenir le phénomène qu’il est aujourd’hui. Preuve supplémentaire, si besoin en est, de cette universalité : le football a même été pratiqué officiellement pendant la Deuxième Guerre mondiale dans le ghetto juif de Terezín (Bohême centrale). Un championnat unique en son genre y a été disputé sous la bienveillance des autorités nazies soucieuses de donner à la communauté internationale une image rassurante du sort des déportés et des prisonniers juifs. Reportage à Terezín...
Et parmi ces sports, donc, le football…
Né en 1926 à Prague, Arnošt Lustig a vécu pendant quelques mois à Terezín, avant d’être transféré, comme 87 000 autres prisonniers, à Auschwitz, puis à Buchenwald. Miraculé, Arnošt Lustig est devenu après la guerre un des plus grands écrivains tchèques. Plusieurs fois candidat au prix Nobel de littérature, il a consacré son œuvre à la Shoah et aux femmes, comme en témoignent ses deux romans « Elle avait les yeux verts » et « La Danseuse de Varsovie » traduits dernièrement en français. Mais avant cette carrière littéraire, Arnošt Lustig a aussi été gardien de but à Terezín. Dans un docuemntaire réalisé par la Télévision tchèque quelques années avant sa mort en 2011, Arnošt Lustig se souvenait de ses années de jeune footballeur :
« Ce football était une célébration… C’était une fête ! Et parce que les hommes ont deux qualités que sont la mémoire et la faculté d’oublier, le football remplissait ces deux fonctions. D’abord, sa pratique permettait aux gens de se souvenir de ce que le football représentait pour eux en temps de paix avant la guerre, lorsqu’ils vivaient encore comme des citoyens normaux, et en même temps elle leur permettait d’oublier qu’ils étaient à Terezín. Pour moi, lorsque je venais voir les matchs avec mon papa, pendant l’heure et demie que je passais ici, ce n’était plus Terezín. C’était la vie ! »« Ville offerte aux Juifs » selon la propagande nazie et aujourd’hui paisible commune de 3 000 habitants située à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Prague, Terezín est une ancienne citadelle militaire de 400 hectares. A la fin du XVIIIe siècle, les Habsbourg, soucieux de défendre leurs positions lors des guerres menées avec la Prusse, érigent la forteresse dans la tradition de Vauban et la baptisent Theresienstadt en l’honneur de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche. Finalement jamais utilisée en temps de guerre, Terezín aura néanmoins servi de prison. Pendant la Première Guerre mondiale, Gavrilo Princip, le nationaliste serbe auteur de l’attentat sur l’archiduc François-Ferdinand, y est ainsi emprisonné avant d’y mourir en 1918, comme nombre d’autres prisonniers politiques avant et après lui. En 1941, la Gestapo décide de transformer Terezín en ghetto et camp de travail. Conçu, dans l’application de la solution finale à la question juive, comme lieu de transit avant le transfert vers les camps de concentration en Pologne et en Allemagne, Terezín réunit essentiellement les Juifs du Protectorat de Bohême-Moravie, mais aussi d’Autriche et d’Allemagne. Un lieu où une certaine vie sociale a existé. Et où le football a été pratiqué.Depuis fin mai dernier et jusqu’à fin octobre se tient au Mémorial de Terezín une exposition préparée en collaboration avec Bejt Terezín sur cette pratique du football dans le ghetto. Le vernissage de l’exposition avait été spécialement programmé à quelques jours de l’ouverture du championnat d’Europe en Pologne, histoire d’attirer l’attention des médias et du grand public. Mais là n’est pas sa seule ambition, comme le rappelle Obed Breda :
« C’est une exposition intitulée ‘La Ligue de Terezín’ et qui est consacrée à la jeunesse, au sport, et particulièrement au football dans le ghetto de Terezín. Notre idée est d’attirer l’attention des jeunes générations. Lorsque nous leur faisons découvrir que l’on jouait au football même sous l’Holocauste, cela les surprend. Bien sûr, le football n’était certainement pas la chose la plus importante à Terezín. Mais évoquer précisément le football, qui est un phénomène universel, permet de leur parler des autres choses plus graves qui se passaient dans le ghetto. »
C’est au printemps 1943, deux ans donc après l’ouverture du ghetto par la Gestapo, qu’est disputé le premier championnat officiel de football - la « Terezínská liga ». Historien au Mémorial de Terezín et responsable de l’exposition, Jan Roubínek précise qu’il s’agit d’un événement relativement important dans la vie du ghetto :« Ce n’était pas une affaire aussi marginale qu’on peut le penser. Ce n’est une affaire marginale que si on la considère dans le contexte de l’Holocauste et de l’ensemble des événements qui ont marqué la Deuxième Guerre mondiale. Mais si on pense par exemple au nombre de spectateurs qui assistaient régulièrement aux matchs de football à Terezín, parce qu’il s’agissait vraiment d’un championnat, alors on se rend compte que ce n’était pas une affaire marginale. »
Championnats de première et deuxième division, coupe, supercoupe, compétitions de jeunes, arbitres, public nombreux, fédération et même commission spécialement chargée des transferts des joueurs et de compléter les effectifs après les départs des convois de prisonniers pour Auschwitz, la Ligue de Terezín a bien été une affaire sérieuse, comme le confirment les quelques archives encore existantes. Jan Roubínek décrit pourquoi les Allemands ont laissé les prisonniers juifs jouer au football et comment sa pratique a été possible à une certaine époque :« Elle était autorisée officiellement. Cette pratique s’inscrivait dans le cadre d’une opération d’embellissement du ghetto en 1943 et 1944 en vue de la visite d’une délégation de la Croix-Rouge. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de choses et d’activités jusqu’alors interdites ont été autorisées. Cela veut dire que les officiers SS venaient assister aux matchs et supportaient les équipes allemandes de prisonniers. Mais il n’y avait pas que le football à Terezín. Il y avait de magnifiques manifestations culturelles, du théâtre, des concerts… Des conférences étaient données… Il ne faut pas oublier que la population qui était concentrée ici constituait l’élite intellectuelle de la Première République en Tchécoslovaquie ou si vous préférez de l’entre-deux-guerres. Et quand ils se retrouvaient ici, tous ces gens ne pouvaient pas savoir ou ne voulaient pas croire ce qui se passait lorsqu’ils étaient ensuite déportés en Pologne. Et quand ils avaient l’autorisation officielle de s’épanouir, ils le faisaient à travers la culture. Et le football était considéré comme une forme de culture. » Une culture paradoxale dans un ghetto et un camp paradoxaux qui a donc permis la pratique du football sous des maillots frappés de l’étoile jaune. Et une pratique qui, si elle n’a sans doute pas permis de sauver des vies, a néanmoins permis à ses joueurs et à ses spectateurs de survivre dans des conditions un peu plus dignes. Ainsi était le football à Terezín…