Filomena Borecká, donneuse de souffle

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Rencontre avec une jeune artiste tchèque, née en 1977, Filomena Borecká. En 1998, elle passe le concours des Beaux-Arts à Paris, où elle est admise. Depuis, elle vit dans la capitale française où elle crée et enseigne. Artiste pluri-disciplinaire et multi-média, le son occupe notamment une place importante dans sa création, mais aussi le souffle…

« Je suis née dans une famille qui avait déjà une sensibilité artistique. On dit que la pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre… J’ai toujours baigné dans l’art, et je pense aussi que c’est cela qui m’a amené à partir de chez moi. J’ai voulu me libérer de cette influence, même si elle est magnifique parce qu’elle m’a permis, dès petite, de toucher à la terre, de modeler, de danser, dessiner… Mon père est philosophe et ma mère est une artiste sculpteur. »

Partir dans un autres pays, c’était aussi une manière de vous détacher et de vous libérer de vos parents…

« Oui, mais je les adore, ils m’inspirent. Les gens me demandent et ils me disent : pourquoi êtes-vous partie, vous avez une famille stable… Souvent les gens partent quand ils ne vont pas bien, mais non, moi j’allais bien, j’ai juste senti le désir de sortir des stéréotypes qui m’entouraient, la ville où j’étais née. J’ai voulu découvrir autre chose, l’altérité. La RT a vécu pendant des décennies sous des régimes totalitaires, ou sous divers gouvernements. Il y a eu 40 ans de communisme, avant, l’empire austro-hongrois, c’est un petit pays qui est habitué à la soumission. Se confronter à l’autre est donc difficile parce que chez beaucoup de Tchèques – même si je ne veux pas généraliser – je rencontre une incapacité à respecter l’autre avec un autre avis, avec une autre façon d’être. En m’appelant Filomena sous le régime totalitaire, ce n’était pas facile à vivre, parce que je n’étais pas dans la foule. Quelque part, c’était prédéterminé que je pourrai me réaliser dans une altérité plus large. »

Vous avez donc trouvé votre stabilité et votre équilibre en étant une Tchèque en France ?

« Je trouve mon équilibre dans un certain déséquilibre, ça veut dire dans quelque chose qui n’était pas forcément une évidence, surtout au début. C’était en même temps très enrichissant et excitant. Je suis partie sans connaître de gens, sans liens. C’était peut-être un peu naïf, un rêve. On peut facilement se tromper, il faut apprendre à nager dans l’eau. C’est au bout d’un certain temps que j’ai pu construire quelque chose, grâce à mon travail. »

En quoi votre parcours se reflète-t-il dans votre travail ? Vos origines ? L’endroit où vous vivez ? Quelle est la part de cette double appartenance dans votre création ?

« Mes origines se reflètent dans mes dessins où je saisis une sorte de cartographie qui a comme point de départ mes racines tchèques. Des racines qui voyagent, qui ressentent différentes choses dans différentes atmosphères, à Paris, à New York, dans différents lieux… Quand j’étais en résidence artistique l’année dernière, j’ai continué cette cartographie. Ce sont des dessins au crayon qui peuvent atteindre un assez grand format. Actuellement je travaille avec un crayon particulier, fabriqué dans l’usine tchèque Koh-i-Noor qui me permet de réaliser des dessins vibrants grâce à plusieurs mines de couleur en une. »

Vous parliez des dessins. Vous avez trois lignes directrices de travail, donc les dessins, et ensuite vous travaillez beaucoup avec le son… Pouvez-vous me dire de quel travail il s’agit ?

« Le son est lié au volume de sculptures 3D. Une partie des sculptures que je réalise sont creuses, et à l’intérieur de la forme modelée et moulée après, vide à l’intérieur, résonne le haut parleur avec un son que j’enregistre souvent dans la nature ou qui est issu de la nature ou de la nature humaine, avec les voix et le souffle de personnes qui contribuent. Le travail du son est lié à la plasticité du volume parce que la sculpture fonctionne comme une sorte de membrane qui permet de définir la sonorité. C’est un objet qui diffuse le son. »

Avez-vous un projet d’exposition en France ou en République tchèque ?

« Actuellement je travaille sur un dispositif sonore inspiré par le souffle et par ce phénomène que nous partageons tous : l’air qui nous unit dans une gratuité d’échange. Je pense que c’est fascinant, parce qu’on est en train de l’abîmer. Mon projet c’est un don du souffle, un peu comme quand on donne son sang pour sauver des vies humaines. Je trouve que le souffle est la contemplation de ce rythme qui est là avant la respiration. Le souffle créateur. Ce qui m’intéresse dans Phrénos, cette banque de souffle (www.phrenos.net), c’est de permettre au spectateur, par un dispositif plastique, de vivre un moment de contemplation. J’invite les gens à donner leur souffle, d’enregistrer leur rythme de la vie et d’écouter celui des autres. Cette banque de souffle Phrénos est en création. Ma prochaine exposition aura lieu à la fondation Ricard, pendant l’année à venir. »

Il y a un élément de votre création qui s’appelle « Les entichements ». Ça m’a surprise parce que je me suis d’une part posé la question de ce que c’était, ensuite, la version tchèque c’est ‘chrlič’, sauf que pour moi, ce sont les gargouilles qu’on trouve sur les cathédrales… Est-ce que vous pourriez me décrire de quoi il s’agit, surtout pour les gens qui ne pourront pas le voir, pour qu’ils puissent se représenter cette performance, puisque c’est cela dont il s’agit…

« Je cherchais une forme archaïque, élémentaire, puissante. Mais sur la question du titre. Ce qui me paraît pertinent pour le mot français que j’ai mis beaucoup de temps à trouver l’expression. S’enticher, c’est donc une fixation et une nécessité d’être. La traduction peut paraître au premier regard pas très compréhensible. En tchèque, ‘chrlič’, c’est aussi un dégorgeoir quelque chose qui a besoin de s’exprimer, ce sont des fontaines qui font circuler l’eau. ‘Entichement’ définit mieux ‘chrlič’ que la gargouille car la gargouille est un symbole démoniaque lourd. J’ai cherché un mot pur, comme les formes elles-mêmes. La performance, elle intervient dans mon travail plutôt rarement, elle a un rôle important mais elle n’est pas là pour des raisons exhibitionnistes. Elle est là purement parce qu’elle a un sens lié à l’œuvre. Dans les entichements, c’est l’éveil de la sculpture qui va prendre son souffle, qui s’éveille par notre contact simultané. Je les touche, je leur insuffle le souffle, le système sonore se met en marche et elles se réveillent… »