« Géniale et irrésistible » Vítězslava Kaprálová
Qui connaît en France, ou plus largement dans les pays francophones, Vítězslava Kaprálová ? Compositrice tchèque de talent, à la carrière foudroyée par la maladie, première femme chef d’orchestre dans un monde exclusivement masculin, muse du compositeur Bohuslav Martinů, Vítězslava Kaprálová a connu un destin digne d’un roman. C’est tout le mérite du récent ouvrage du musicologue belge Nicolas Derny, de faire sortir son nom des oubliettes et de nous faire découvrir le parcours exceptionnel de cette jeune femme ambitieuse et passionnée. « Vítězslava Kaprálová, portrait musical et amoureux » est sorti début avril aux éditions Le Jardin d’Essai. Erudit au niveau musicologique, l’ouvrage de Nicolas Derny peut toutefois très bien être lu par tout un chacun tant le récit de la vie de Vítězslava Kaprálová est captivant. Radio Prague s’est entretenue avec Nicolas Derny et lui a demandé ce qui avait été à l’origine de son envie d’écrire ce portrait intimiste.
Vítězslava Kaprálová a eu un destin fulgurant, éphémère mais intense. Peut-on dire qu’elle est une vraie enfant de la Première république tchécoslovaque. Cette dernière a aussi eu une « vie » très courte, entre les deux guerres…
« C’est une enfant de l’entre-deux-guerres. Elle est née en 1915 et morte en 1940. C’est un hasard, mais c’est en effet une période très représentative. Elle n’a pas vécu la Deuxième guerre mondiale puisqu’elle meurt juste au début, mais elle a quand même vécu les Accords de Munich, elle a pu voir de près cette période très troublée. Elle l’a vécue en Tchécoslovaquie, alors que Martinů, lui, était coincé en France et en Suisse à l’époque de la signature des Accords. Ils étaient séparés. Elle ne savait pas si elle allait pouvoir revenir en France car Martinů attendait que sa bourse soit renouvelée, mais ça posait des problèmes en Tchécoslovaquie. Elle retournera finalement en France, mais elle finira hélas sa vie là-bas, en ayant épousé un autre, hélas aussi pour Martinu qui a mal digéré la chose. »
Nous pourrons revenir là-dessus. En effet, quand on lit votre livre, on se rend compte que c’est une jeune femme qui a suscité les amours de diverses personnalités : Bohuslav Martinů, Jiří Mucha. Elle a fait tourner beaucoup de têtes en tout cas…« Mucha qu’elle a épousé… Mais ça aurait très bien pu être un autre. A cette époque-là, elle a parfois deux, trois, voire quatre personnes qui voudraient l’épouser, donc elle n’a que l’embarras du choix. »
Revenons au début de sa vie si courte. C’est une enfant précoce qui fait de la musique très tôt.
« Effectivement. Vous savez que les biographes aiment toujours trouver dans l’enfance de leur héros les prémices de leur génie. Ici, elle ne vit que 25 ans mais effectivement, dès 8-9 ans, elle commence à composer des petites choses. Ce ne sont évidemment pas des choses géniales, ce sont des choses d’enfant. Mais on a déjà tout l’imaginaire qu’elle va développer plus tard dans ses mélodies chantées notamment, avec des éléments descriptifs qui vont lui servir après à alimenter ses mélodies pour parfois faire passer des messages cryptés. Il faut savoir lire entre les lignes, entre les portées, entre les notes pour savoir ce qu’elle veut dire. Mais tout cela se trouve déjà dans ses pièces enfantines, souvent composées dans les Tatras slovaques où elle était au sanatorium en raison de sa santé fragile. Eloignée de ses parents, que lui restait-il à faire ? Composer un peu de musique… »
Ses parents, puisque vous en parlez, ce sont eux-mêmes des musiciens. Vítězslava Kaprálová grandit dans un environnement musical.
« Elle est la fille d’un compositeur, élève lui-même de Leoš Janáček, donc on a une filiation ici. Mais elle ne prendra pas la suite de son père et ce dernier n’a d’ailleurs pas pris la suite de Janáček, puisqu’il va étudier avec son ennemi juré à Prague, Vitězslav Novák. Mais effectivement, elle baigne dans ce monde-là. Sa mère est chanteuse. Ses parents vont se séparer très vite, mais gardent les contacts pour pouvoir développer l’éducation musicale de leur fille. Mais son père à elle, sachant très bien que c’est une jeune femme et que la carrière de compositrice et de chef d’orchestre à laquelle elle aspire, est à l’époque totalement inaccessible à une femme. C’est encore là cas aujourd’hui. A l’époque, en Tchécoslovaquie, c’était du jamais vu. Elle a été la première et même la dernière pour longtemps. Son père a donc essayé de l’empêcher de faire le conservatoire parce qu’il estimait que c’était une but inaccessible. C’était sans compter son charme, sa détermination et son ambition dévorante. Car je pense qu’elle n’a pas fait tout cela par conviction féministe, mais par pure ambition personnelle, dévorante. Elle a su développer ses réseaux, se faire respecter par des orchestres exclusivement masculins qui ont vu arriver ce petit bout de femme. C’était une débutante de vingt ans, même pas ! Encore aujourd’hui, vingt ans pour un chef, c’est un bébé. Donc imaginez à l’époque, et pour une femme en plus… Mais à la fin des répétitions, ils étaient tous admiratifs et l’applaudissaient. A chaque fois, elle a conquis son orchestre et le public derrière. »
Je ne veux pas rentrer dans le détail très technique, mais pourriez-vous caractériser ses compositions, sa création, pour quelqu’un qui n’est pas musicologue ?
« Elle est très jeune quand elle commence et très jeune quand elle finit. Donc elle a absorbé les différents langages de ses différents professeurs qui n’est pas forcément le même. Elle part d’une musique romantique teintée d’impressionnisme, c’est-à-dire de musique française, d’accords à la Debussy. Puis, sous l’égide de Martinů à Paris qui est passé par toutes les phases aussi, romantisme, jazz, folklore et néo-classicisme, elle va passer à un néo-classicisme, qui est un retour à une certaine idée de la musique baroque remise au goût du jour. Elle terminera comme cela. Mais si elle avait vécu plus longtemps, elle aurait certainement continué ses avancées dans ses recherches de langage. Elle est en évolution constante, en constante recherche. En écoutant sa musique, on voit ici Stravinsky, on voit ici Martinů, et d’autres. Mais c’était un langage très personnel qui même s’il évolue en fonction de ses professeurs, il est en perpétuelle évolution. Que serait-il advenu, on n’en sait rien ! »
Une chose qui m’a frappée dans votre livre : Vítězslava Kaprálová met en musique de nombreux poèmes. Il y a un lien très fort entre la poésie et sa musique. Ce sont souvent des poètes très connus, comme Vítězslav Nezval, ou Jaroslav Seifert, futur prix Nobel de littérature.
« D’abord elle a bon goût en effet, en termes de choix de textes. Mais surtout son choix de textes est corrélé avec sa vie. Ses états d’âme passent dans le choix des textes. C’est parfois l’occasion pour elle d’envoyer une pique. Un texte parle par exemple d’un homme qui abandonne sa femme. C’est une petite pique à son père qui était parti avec une autre femme et qui avait abandonné sa mère. Elle adore son père, mais ne lui a peut-être jamais pardonné. Elle choisit des auteurs qui sont politiquement à gauche, sa conviction profonde aussi. Quand bien même elle va tomber amoureuse d’un Tchèque qui lui fera l’apologie du fascisme… Là, on peut comprendre qu’elle n’était attirée que physiquement car elle, ses idées, ce sont des idées de gauche. Elle voit dans le socialisme la prolongation de l’action du Christ, pensez donc… Donc ses textes aussi sont des choix de poètes de gauche qui reflètent ses idées. »Elle est de gauche, mais aussi très patriote. La Sinfonieta militaire, elle la dédie à Edvard Beneš. Elle a également écrit une composition sur la bataille de la Montagne blanche. On a l’impression que l’histoire tchèque et ce qu’a subi le peuple tchèque avant de retrouver son indépendance, est très important pour elle…
« Je crois qu’à l’époque, les Tchèques n’ont pas le choix. Martinu à Paris, est aussi en somme un nationaliste tchèque. Il sera sur la liste noire des nazis pour avoir été propagandiste tchèque. Ce n’est toutefois pas sa préoccupation première dans le choix des textes. La Sinfonieta militaire, c’est le titre de la Sinfonieta de Janáček. Janáček était évidemment un patriote très ardent. Je ne pense pas que ce soit si ardent pour elle. Mais comme la Tchécoslovaquie est malmenée quand elle se trouve, éloignée, à Paris, c’est effectivement un message envoyé à ses compatriotes de Paris et au pays. »
Il y a deux grandes rencontres dans sa vie : Bohuslav Martinů et Jiří Mucha. Ce sont aussi deux personnalités totalement opposées…
« Ce n’est pas difficile d’être opposé à Martinů, il est complètement taciturne ! Quand vous entendez des interviews radiophoniques de Martinu, les questions sont parfois beaucoup plus longues que les réponses car en général il répond oui ou non. Il était comme cela dans la vie aussi. C’est son exact opposé à elle, qui est volubile, bavarde. Elle est la joie de vivre incarnée. Il l’appelait ‘Mon soleil’. Lui, ce n’est pas vraiment un soleil, ce serait plutôt un nuage. Ce sont deux personnes antagonistes qui se rencontrent, se plaisent, mais qui ont 25 ans d’écart. Elle hésite un jour à l’épouser parce qu’elle l’admire artistiquement parlant : c’est un mentor, un ami proche. Ils ont eu certainement une histoire entre eux… Puis elle rencontre Jiří Mucha, le fils d’Alfons Mucha, à Saint-Germain-des-Prés. C’est le coup de foudre car on trouve dans son journal, le jour de leur rencontre : ‘Passé la nuit avec Jiří’. Ce sera aussi une histoire passionnée, avec des ruptures, mais finalement le mariage au bout du compte. Ce n’est pas passé loin car quatre jours plus tôt elle avait prévu de se marier avec un autre qu’elle venait juste de rencontrer ! On voit que sa peut changer au gré des humeurs. Jiří Mucha l’épousera, mais comme il est stationné dans le Sud de la France, car engagé dans l’armée tchécoslovaque en exil, ils se sont séparés juste après leur mariage. Ils n’ont pas vécu conjugalement après leur mariage, ils n’ont pas eu le temps. »Elle a vécu à Paris un certain temps. Quelle est sa vie là-bas ?
« Elle vient pour étudier avec Nadia Boulanger et Charles Munch à l’Ecole normale de musique. Elle étudie en effet la direction d’orchestre avec Charles Munch. Nadia Boulanger n’était pas souvent présente à Paris à l’époque et Kaprálová parlait très peu français. Quelle aubaine pour Martinu qui va récupérer l’élève. Elle va étudier avec lui, travailler la composition en le regardant composer. Le reste du temps, ce sont les sorties culturelles. Elle découvre la vie culturelle parisienne qui est débordante. Elle fréquente la petite colonie tchèque d’artistes à Saint-Germain. On pense au peintre Rudolf Kundera qui lui présente Jiří Mucha, son ami proche. C’est une vie bouillonnante. Elle vit aussi des périodes de dépression, car éloignée de chez elle. Elle pense revenir à Prague puisqu’elle a une bourse d’un an. Elle revient à Prague, veut faire renouveler sa bourse, mais ça se passe moins bien que la première fois. Elle mettra plus de temps à revenir à Paris. Et elle finira dans le Sud de la France. Elle tombe malade à Paris, Mucha la fait transférer à Montpellier où elle meurt. C’est impossible de rapatrier sa dépouille en Tchéquie : on est en 1940 et c’est trop tard. Elle est enterrée à Montpellier et son corps sera rapatrié en 1946 et enterré en Moravie. »Quel est l’héritage de Vítězslava Kaprálová ?
« Je vous le disais, c’est plus par ambition personnelle que par conviction féministe qu’elle a fait tout cela. Elle n’a pas milité pour les femmes particulièrement. Elle militait surtout pour elle. Elle disait d’ailleurs d’elle-même : ‘Je suis d’une arrogance terrible…’ Effectivement, c’est un personnage qui a surtout fasciné les gens qui l’ont rencontrée, dont quelques compositeurs ou des artistes qui lui ont rendu des hommages. On pense au fameux portrait de Rudolf Kundera qui la dessine en train de diriger. C’est une personnalité fascinante mais elle n’a pas eu le temps de laisser une trace dans l’histoire. Mais tous ceux qui l’ont rencontrée ont été tellement ébahis que personne ne l’a oubliée. Aujourd’hui encore on a des gens que ça inspire, qui font des œuvres d’art autour d’elle. Mais d’héritage musical pas vraiment, car elle n’a pas eu le temps de développer un vrai langage personnel. »