Helen Epstein : « A Prague, je me sens vraiment chez moi »
Helen Epstein est journaliste, écrivaine et vit à Boston. Mais elle est née à Prague en 1947, dans une famille tchèque juive, assimilée, mais qui, comme tant d’autres a été en grande partie décimée par la fureur nazie. Ses parents, eux, ont survécu et après le putsch communiste de 1948, ont dû se réfugier aux Etats-Unis. Autant par besoin intime que parce que sa vocation la pousse à s’intéresser à ce genre de thématiques, elle s’est penchée sur l’histoire de sa famille du côté maternel.
« Ma mère est morte soudainement d’une rupture d’anévrisme en 1989 six mois avant la révolution de velours. C’était très inattendu, elle était en bonne santé, elle avait 69 ans. Tout d’un coup, je suis devenue l’aînée de la famille. J’ai deux frères, mais ils ne s’intéressent pas beaucoup à leur histoire. Pendant toute ma vie, je m’y suis intéressée. Mon premier livre était sur les enfants des survivants, j’ai beaucoup parlé de la communauté tchèque dans laquelle j’ai grandi. Quand ma mère est morte, j’ai décidé d’essayer de reconstituer son histoire et celle de sa famille. »
Vous parlez des enfants des survivants, il s’agit là de la deuxième génération et vous-même vous vous êtes rendue en République tchèque après la révolution de velours. Comment se sont déroulées vos recherches sur place en République tchèque ? Etait-ce difficile de retrouver la trace de vos ancêtres ?
« C’était formidable. Je suis arrivée en Tchécoslovaquie juste après la révolution. Tout le monde alors s’intéressait à son passé qui n’avait pas été accessible pendant le régime totalitaire. D’un coup, les archives s’ouvraient et les gens pouvaient vraiment parler de manière libre. J’ai trouvé ceux que j’appelle mes ‘alliés’ ou ‘collaborateurs’, des gens formidables. L’un était éditeur dans une maison d’édition pour les enfants. Son ‘hobby’ a été pendant des années de repérer et de faire des esquisses de tous les cimetières juifs. Il a vraiment collectionné toutes sortes de sources originales sur les Juifs dans tout le pays. Il s’est joint à mes recherches et m’a beaucoup aidée. Un autre homme, Jiří Rychetský, qui était un historien et enseignant : pendant trente ou quarante ans, il a fait des recherches sur Mahler. Mahler était juif, de la région d’où était originaire ma mère, soit la région de Vysočina. »Il était de Jihlava, comme vos ancêtres…
« Oui, des collines autour de Jihlava qui s’appelait autrefois Iglau. Jiří Rychetský m’a beaucoup aidée aussi. Comme il était professeur, il avait des centaines d’élèves qui étaient devenus des employés de bureau, d’archives, de bibliothèques, de bureaux de police… Il avait des ressources exceptionnelles. Après j’ai rencontré beaucoup de citoyens ordinaires tchèques qui avaient eu dans le passé un ancêtre juif. Ils s’intéressaient beaucoup à ma quête parce que c’était presque devenu une quête comme celle de Don Quichotte. Partout, aux archives ou dans les bibliothèques, j’ai découvert des choses extraordinaires. J’étais à Kolín, d’où ma grand-mère était originaire, et j’y ai trouvé un manuscrit : c’était le journal d’une jeune fille juive entre 1886 et 1910, amie de ma grand-mère. Pour moi qui ne l’ai jamais connue, c’était quelque chose d’extraordinaire. »
Les recherches sur l’histoire de votre famille vous permettent également dans votre livre de brosser une histoire des Juifs dans les pays tchèques… Y a-t-il une spécificité tchèque à cette histoire ?
« Oui, je crois qu’il y a une spécificité tchèque. Dans l’Europe centrale et de l’Est, les Juifs étaient un peuple vraiment à part. Alors qu’en Bohême et en Moravie, à plusieurs endroits, ils étaient tout-à-fait intégrés à la population. Même si j’ai essayé d’écrire une histoire familiale, j’ai aussi écrit une histoire culturelle. Dans celle-ci, on voit très bien comme Juifs et non-Juifs ont vécu ensemble pendant quelques années. Une des raisons, c’est que les Juifs travaillaient dans quelques domaines économiques très particuliers, comme les vêtements par exemple. »
C’était le domaine de votre mère d’ailleurs, couturière de mode…
« Oui, mais c’était aussi le domaine des Juifs en général. Les personnes qui rapportaient les machines à fabriquer le tissu d’Angleterre, pendant tout le XIXe siècle, étaient juives. Les gens pauvres, les colporteurs, qui allaient de village en village, avec un sac à dos et collectaient les plumes d’oie pour les duvets, étaient juifs. L’autre domaine, c’était la distillerie d’alcool : le père de Mahler était ce qu’on appelle un ‘randar’, un homme qui louait l’auberge d’un village sur le domaine d’un seigneur et qui faisait l’alcool. J’ai compris que mon arrière-grand-mère était la fille d’un aubergiste comme celui-ci. J’ai trouvé grâce à Jiří Rychetský que c’était dans le village de Brtnice. J’y suis donc allée et tous les gens que j’ai rencontrés étaient très sympathiques. Je continue à correspondre avec eux. Au cimetière, j’ai trouvé la tombe, non pas de mon arrière-grand-mère mais de mon arrière-arrière-grand-mère. »
Vous rappelez que les Juifs en Bohême vivaient avec les non-Juifs. Votre grand-père Emil Rabinek justement était un symbole d’assimilation : admirateur de Masaryk, il votait la social-démocratie et estimait que la Tchécoslovaquie était un « phare au milieu d’une mer d’obscurantisme ». L’arrivée de Hitler au pouvoir et la Deuxième Guerre mondiale vont mettre fin à tout cela. Vos parents seront déportés. Petite, vos parents vous ont-ils parlé de ce qu’ils avaient vécu dans les camps ?
« Ils m’ont surtout beaucoup parlé de Terezín. Terezín était un phénomène tout-à-fait différent des autres ghettos comme à Lodz par exemple. C’était tout près de Prague, à une heure de train. Les policiers étaient tchèques et pas allemands. Les nazis étaient en charge évidemment, mais les policiers tchèques s’occupaient des tâches quotidiennes. Comme il y avait tant de mariages entre Juifs et non-Juifs à cette époque, beaucoup de gens à Prague envoyaient des lettres, de la nourriture à Terezín à la famille dans le camp. Je pense que le pourcentage de mariages mixtes s’élevait à 35% de tous les mariages juifs. Vous pouvez imaginer le trafic entre Prague et Terezín ! C’était très différent dans ce ghetto. Ma mère m’a beaucoup parlé de Terezín, du fait que les policiers tchèques étaient plutôt des amis qui aidaient les prisonniers. En outre, ma mère avait une cousine et je travaille à l’heure actuelle sur son livre : je traduis son livre en anglais. Elle était actrice professionnelle, elle s’appelait Vlasta Schönová et a fait du théâtre pendant toute la guerre à Terezín. Elle a écrit un livre sur son expérience que je traduis. »Il faut rappeler que votre mère a échappé à la mort, aux fours crématoires de manière tout-à-fait incroyable… Pouvez-vous nous rappeler dans quelles conditions ?
« Ma mère, contrairement à sa cousine, n’était pas actrice. A Auschwitz, on lui a demandé sa profession et au lieu de dire qu’elle était couturière, elle a dit qu’elle était électricienne ! Ce qui était un mensonge complet puisqu’elle n’y connaissait rien. Mais son père était ingénieur. Elle a dit ça au docteur Mengele qui faisait la sélection parmi les convois. Ma mère a donc été d’abord à Terezín, puis à Auschwitz et elle a eu la grande chance d’être envoyée d’Auschwitz vers un camp en Allemagne où elle a travaillé en tant qu’électricienne. »
C’était une femme de courage… On va revenir un peu à vous. Nous l’avons dit, vous-même êtes donc née à Prague en 1947. Votre famille a fui en 1948 après le putsch communiste. Est-ce que quelques souvenirs se sont imprimés de cette époque ? A Prague et aux Etats-Unis ?
« Je ne sais pas, c’est difficile à dire. Quand je suis à Prague, je me sens vraiment chez moi. Il y a quelque chose dans les couleurs, dans les pierres, qui me parle très intimement. Mais même aux Etats-Unis, chez nous, on a toujours parlé tchèque, on mangeait tchèque, on chantait en tchèque. C’est dur de savoir si j’ai de vrais souvenirs de la ville. La première fois que je suis revenue, c’était en 1968, juste avant l’invasion soviétique. C’était très traumatisant, mais j’ai eu cinq jours sur place avant. »Vous êtes venue en tant que journaliste ?
« Non, en tant que touriste, j’avais 20 ans. J’étais venue voir ma famille et des amis de ma mère. Tout de suite, peut-être à cause de la langue ou de l’environnement, je me suis sentie chez moi. C’était donc un grand choc pour moi comme pour tout le pays quand l’invasion a mis fin à mon séjour. Je suis retournée plusieurs fois après : une fois avant la révolution et plusieurs fois après. »
Comment vos parents ont-ils vécu aux Etats-Unis ?
« C’était très difficile pour eux. Mon père était nageur, il a représenté deux fois la Tchécoslovaquie aux Jeux Olympiques en water-polo. Et il pensait comme beaucoup de sportifs qu’il aurait beaucoup de succès aux Etats-Unis. Mais à New York il n’y avait pas beaucoup de piscines : à cette époque, les Américains ne nageaient pas beaucoup. Il n’a pas trouvé de travail pendant dix ans. C’est ma mère qui nourrissait la famille. Elle avait la chance d’être couturière et qu’il y avait déjà beaucoup d’émigrés tchèques sur place. Parmi eux se trouvait la chanteuse Jarmila Novotná qui chantait à l’Opéra Métropolitain. Elle est devenue sa première cliente en Amérique ! Par elle, elle a eu du succès. Mais c’était quand même difficile : au début, les dix premières années, même si on envoyait des paquets avec du café, du sucre en Tchécoslovaquie, on était très pauvres. C’est intéressant parce qu’en général, les Tchèques pensent que les émigrés ramassaient de l’or dans les rues ! Ce n’était pas du tout comme cela. Après une douzaine d’années, ma mère a commencé à vraiment s’établir à New York et mon père finalement a trouvé du travail aussi. Il a travaillé dans une usine, alors que son propre père avait été propriétaire d’une usine à Roudnice ! »Justement, puisque vous parlez de votre père. Vous avez déclaré dans un entretien qu’il s’est retrouvé en camp avec le grand chef d’orchestre Karel Ančerl…
« De nombreuses amitiés se sont créées pendant la guerre qui n’auraient pu se faire sans la guerre. Mon père ne savait rien sur la musique et Karel Ančerl ne connaissait rien au water-polo. Mais ils étaient ensemble pendant la guerre : tous les soirs, chacun donnait des sortes de conférences sur leurs métiers respectifs. Mon père a appris des choses sur la musique et Karel Ančerl en a apprises sur le sport. C’était ainsi dans les camps de concentration, mais aussi au sein de la communauté tchèque à New York après la guerre. Parce que de nombreux anti-communistes, pas seulement des Juifs, s’y sont rendus après la guerre. Comme les familles Peroutka, Drábek… Il y avait une vie sociale très vive à New York après la guerre. »