Hérétique de l’architecture moderne
L’œuvre de l’architecte Leopold Bauer est un élément incontournable de l’architecture mondiale au début du XXe siècle. Ce bâtisseur prolifique et théoricien de l’architecture n’en était pas moins une personnalité controversée car il se situait souvent aux antipodes du courant général dans l’architecture de son temps qui tendait vers le modernisme. C’est sans doute la raison pour laquelle l’historien de l’art Jindřich Vybíral a intitulé sa volumineuse monographie de cet architecte publiée aux éditions Academia « Leopold Bauer, Hérétique de l’architecture moderne ».
Du modernisme radical à l’historisme architectural
Le lecteur de la monographie richement documentée et illustrée devient témoins de l’itinéraire d’un créateur étonnamment versatile. Il n’est pas facile de formuler une idée maîtresse, une conception dominante de l’ensemble de son œuvre qui reflèterait ses opinions esthétiques, mais aussi ses intérêts économiques et bien entendu également l’évolution de la société et de son rapport vis-à-vis de l’architecture et de l’urbanisme. Jindřich Vybíral retrace dans son livre les différentes étapes de la carrière de cet architecte qui ne craignait pas d’aller à contre-courant :« Bauer se classait vers l’an 1900 parmi les architectes modernes les plus radicaux en Europe centrale. Il a publié un livre sur l’architecture moderne qui a été considéré comme la première réflexion philosophique et critique de son genre. Dans ce livre, il cherchait à appliquer dans l’architecture les lois darwiniennes de l’évolution. Après 1900, lorsqu’il a créé le projet de la villa de Carl Reissig, cette réalisation a été désignée comme la première maison d’habitation moderne dans la monarchie Autriche-Hongrie. »
Leopold Bauer est né en 1872 dans la famille d’un aubergiste de la ville de Jägerndorf en Silésie, ville qui s’appelle aujourd’hui Krnov et se trouve en République tchèque. Après des études à l’Ecole du bâtiment à Brno et puis à l’Académie des Beaux-Arts à Vienne, le jeune homme talentueux entre dans le studio de son ancien professeur de l’Académie Otto Wagner. Il fait plusieurs voyages d’études en Italie, en France et en Allemagne et devient membre du cénacle ayant lancé le fameux manifeste de la Sécession viennoise qui allait influencer profondément la création artistique en Autriche-Hongrie et dans toute l’Europe. Il s’impose d’abord comme dessinateur de mobilier et comme auteur de textes théoriques sur l’architecture qui ne manquent ni d’originalité, ni d’inventivité. Ses théories sont très modernes, très radicales, mais ses projets architecturaux restent sur le papier et ne trouvent pas d’acquéreur. Il se rend bientôt compte que ces projets radicaux pourraient lui apporter une certaine renommée dans la communauté des architectes, mais qu’ils ne lui apporteraient pas de commandes, le grand public étant habitué à une symbolique établie des formes architecturales et n’ayant pas de compréhension pour l’architecture moderne.Précurseur des penseurs postmodernes
Selon Jindřich Vybíral, Leopold Bauer s’engage donc dans un autre chemin et se met à chercher un compromis entre l’architecture moderne et la symbolique architecturale établie :« Il a été précurseur des penseurs postmodernes et il percevait ce que nous appellerions aujourd’hui, à l’époque d’Internet, la navigation dans l’histoire, comme sa grande liberté personnelle. Il était convaincu que le dictat de la modernité, l’impératif de créer toujours quelque chose de nouveau, n’est au fond qu’une grande limitation. »
Cette tactique s’avère d’abord efficace et fructueuse et au début du XXe siècle Leopold Bauer devient un architecte à la mode qui ne peut pas se plaindre du manque de travail. Jindřich Vybíral a eu l’occasion de se rendre compte de l’ampleur de cette œuvre :
« Quand j’ai travaillé sur mon livre, j’ai eu sous la main quelque 20 000 dessins de Karl Bauer conservés dans les archives du musée Albertina à Vienne. Evidemment, aucun architecte moderne n’a réalisé une telle quantité de constructions. Néanmoins, Leopold Bauer était de ces architectes qui ont mené à bout beaucoup de leurs projets. Il a réussi à réaliser quelque 150 constructions qui se trouvent surtout en Bohême et en Moravie, mais aussi en Autriche. »Professeur aux Beaux-Arts de Vienne
Depuis le début du XXe siècle, Bauer est considéré par les disciples de l’architecte Otto Wagner comme le successeur de celui-ci au poste de professeur d’architecture à l’Académie des Beaux-Arts à Vienne, car peu de disciples de cet architecte ont réalisé autant de constructions et ont publié autant de textes. Otto Wagner cherche à imposer d’abord au poste de son successeur l’architecte slovène Josip Plecnik, mais ce choix est absolument inacceptable pour l’héritier du trône François-Ferdinand d’Este. Dans cette situation, la candidature de Bauer est une espèce de compromis et il finit en 1913 par être nommé professeur à l’Académie, bien que l’héritier du trône n’en soit pas enchanté non plus. Jindřich Vybíral évoque un des principes de la méthode pédagogique du nouveau professeur:« Bauer a tenté de réformer l’enseignement de l’architecture à l’Académie où il n’y avait à l’époque que peu de disciplines techniques. Il désirait donner aux architectes de l’Académie des connaissances techniques semblables à celles des ingénieurs qui étudiaient à l’Ecole polytechnique. Mais comme il était très conservateur dans ces opinions personnelles, il a été obligé, en 1918, de renoncer à son poste de professeur. »
Après la désintégration de la monarchie autrichienne en 1918, la carrière de Leopold Bauer commence à décliner. Il se ressaisit encore au milieu des années 1920 et réalise un certain nombre de commandes importantes. Jindřich Vybíral distingue deux tendances principales dans sa création. Tandis que ses immeubles d’habitation et ses constructions utilitaires ont un aspect abstrait et une nouvelle symbolique structurelle et fonctionnelle, dans ses réalisations monumentales, il a recours à des inspirations historiques.Leopold Bauer face à la postérité
L’auteur de la monographie rappelle que plusieurs des réalisations importantes de Leopold Bauer ont été conservées sur le territoire tchèque :« Après 1900, Bauer a réalisé une série de projets de villas modernes et très intéressantes dont trois ont été conservées. Une de ces villas, celle pour l’avocat Carl Reissig, a été construite à Brno, et les deux autres, commandées par des industriels verriers, se trouvent à Vimperk et à Klášterský Mlýn. On peut voir encore aujourd’hui toute une série de réalisations de Leopold Bauer dans diverses villes silésiennes dont surtout l’ancienne Chambre du Commerce et de l’Artisanat, le grand magasin Breda et l’église Sainte-Hedwige dans la ville d’Opava. »
Leopold Bauer est mort en 1938 à l’âge de 66 ans. Ses nombreuses réalisations, villas, immeubles d’habitation, usines, banques, institutions publiques, grands-magasins et églises, sont les témoins de sa recherche obstinée d’une architecture pour le XXe siècle et de son esprit original et indépendant. A l’époque où l’architecture européenne a été dominée par le fonctionnalisme, il a refusé de se plier au dictat de la fonction et de la construction pour donner libre cours à une imagination artistique autonome. Cette attitude et même ses inspirations historiques considérées pendant longtemps comme conservatrices et rétrogrades, nous apparaissent aujourd’hui comme courageuses et modernes.