Ildar Youssoupov : « Prague était pour moi comme un tsunami culturel »
Artiste peintre, Ildar Youssoupov est né en 1972 au Kazakhstan, dans une famille de Tatars de Crimée exilée par Staline en Asie centrale. Diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts d’Almaty, Ildar Youssoupov s’est installé à Prague en 1995. La capitale tchèque est devenue pour ce plasticien de talent un pont vers Paris, où il a exposé à plusieurs reprises, avant d’être notamment récompensé au Salon des Artistes français et au Salon d’Automne. Au micro de Radio Prague Int., Ildar Youssoupov nous parle de son parcours, mais surtout de sa vie à Prague. C’est avec cet entretien que nous entamons une nouvelle série de portraits d’étrangers installés en République tchèque. Une série où nous allons nous intéresser à leurs activités professionnelles ainsi qu’aux petits soucis et grands bonheurs de leur vie quotidienne.
Ildar Youssoupov, comment se fait-il que vous vous êtes retrouvé à Prague au milieu des années 1990 ? Pour quelle raison avez-vous décidé de vivre ici ?
« En 1995, j’ai eu l’opportunité d’exposer mes peintures à Prague, c’était d’ailleurs ma première exposition à l’étranger. Je suis tombé sous le charme de cette ville. Lorsque je suis arrivé à Prague, j’avais 23 ans, mais j’étais déjà professeur aux Beaux-Arts à Almaty. Suite à mon exposition à Prague, j’ai reçu des commandes en France. Pendant vingt ans, j’ai vécu entre la République tchèque et la France, où j’avais la majorité de mes clients et où j’ai pu organiser plusieurs expositions. Actuellement, j’ai ma famille à Prague, nous avons deux jeunes enfants, alors je ne voyage plus beaucoup. »
Comment peut-on caractériser votre style ?
« Tous les peintres aujourd’hui sont post-modernes… J’ai eu une éducation classique, cela reste la base de mon travail. En même temps, je me sens libre dans ma création, j’aime changer de voie, de style, pour aller du figuratif vers l’art presqu’abstrait. En espérant toujours que ce que je fais est reconnaissable comme ‘le style de Youssoupov’. »Quelles sont vos sources d’inspiration ?
« L’art russe classique aussi bien que l’art européen des XIXe et XXe siècles. J’aime bien František Kupka, sa façon de travailler avec l’espace, aves différents styles, de composer ses toiles. »
Vous donnez des cours de peinture à Prague, dans un atelier situé tout près de la Radio tchèque, rue Balbínova. Qui sont vos élèves ?
« Ce sont des gens très bien : des adultes qui, après leur journée de travail, ont encore le courage et la force d’aller au cours de peinture. Ils accomplissent leur rêve qu’ils n’ont pas pu réaliser autrement, pour une raison ou pour une autre. Je donne aussi des cours aux jeunes qui se préparent pour un concours d’entrée aux Beaux-Arts. Par ailleurs, j’ai créé un cours un peu spécial qui s’appelle ‘Beaux-Arts’. Il est consacré à la peinture française et il remporte, depuis sept ans, un grand succès auprès de mes élèves. Par exemple, ils m’ont demandé déjà au moins trois fois de répéter la partie dédiée à l’art cubiste. »
Vos élèves, sont-ils principalement tchèques ou étrangers ?
« Environ 80% d’entre eux sont Tchèques. Les étrangers sont aussi nombreux : des Anglais, des Allemands, des Espagnols, des Français qui résident à Prague… Je suis également recherché par des artistes amateurs russes et ukrainiens. »
Qu’aimez-vous le plus dans votre vie en République tchèque ?
« Quand je suis arrivé à Prague, c’était pour moi une sorte de choc culturel, comparable à un tsunami. Je n’avais jamais vu une telle concentration de monuments historiques ! Lorsque vous vous promenez dans les rues et que vous levez les yeux, vous apercevez à chaque fois quelque chose de nouveau, c’est incroyable. Au Kazakhstan, j’ai vécu principalement à Almaty une ville qui a été presque complètement détruite par le tremblement de terre de 1910. Juste la cathédrale et quelques maisons ont résisté au séisme. La ville est connue pour ses beautés naturelles, car elle est entourée de hautes montagnes, mais elle a été complètement reconstruite, on n’y trouve pas de bâtiments historiques. Tandis qu’à Prague, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un musée à ciel ouvert : vous y voyez des églises romanes à côté des monuments baroques, Art Nouveau et Art Déco, au milieu de tout cela, vous tombez sur une maison cubiste… Les Pragois sont habitués à cette richesse architecturale et n’y voient rien d’extraordinaire. Moi aussi, je commence à m’y habituer, mais en même temps, elle ne cesse de me surprendre. »
Que vous manque-t-il ici de votre pays d’origine ?
« Rien de spécial en fait, car il existe peu de choses tellement spécifiques au Kazakhstan que vous ne pouvez pas trouver ailleurs. Almaty est une ville très hétérogène, avec une multitude d’ethnies. A l’école, ma classe était composée d’élèves de vingt-cinq nationalités différentes : il y avait des Polonais, des Allemands, des Juifs, des Ukrainiens, des Russes, des Tchétchènes, des Ossètes, beaucoup de Coréens aussi… Tous ces peuples ont été déportés au Kazakhstan à l’époque de Staline. J’étais habitué, dès mon enfance, à ce mélange de cultures, de cuisines aussi : manger des plats de ces différents pays ne représentait rien d’exotique pour nous. Quand je suis arrivé à Prague, il y a plus de vingt ans, les Tchèques étaient encore très conservateurs dans le domaine de la gastronomie. Ici, le choix était restreint : j’avais l’impression que les gens mangeaient toujours la même chose, une dizaine de plats peut-être qui se répétaient. Depuis, la situation a changé, je remarque une évolution chez la jeune génération notamment. Mais il est vrai que cette diversité m’a un peu manquée ici. »Retournez-vous de temps à autre au Kazakhstan ?
« Non, je ne bouge pas beaucoup en ce moment, je ne vais même pas en France, car j’ai de petits enfants. »
Avez-vous gardé votre nationalité ?
« Non, j’ai obtenu la nationalité tchèque il y a une quinzaine d’années. »Avez-vous été confronté à des difficultés administratives en République tchèque ?
« J’avais quelques difficultés au début, mais je pense que cela arrive aux étrangers dans chaque pays, la bureaucratie est un phénomène international. Ce que j’ai vécu ici est incomparable avec la réalité telle que je l’ai connue dans ce domaine au Kazakhstan, au début des années 1990. Régler des formalités très simples y était tellement compliqué ! »
Quel est votre endroit préféré en Tchéquie ?
« C’est résolument Prague. Je suis un citadin, je préfère la ville à la campagne. Avec ma femme, nous habitons à Vinohrady. C’est un quartier agréable à vivre, avec un parc et une beauté architecturale… Tous les jours, j’y découvre des choses nouvelles. Récemment c’était par exemple la villa des frères Čapek. Ou encore un immeuble de style Art Déco du quartier de Vršovice, qui abrite une garderie et où j’emmène mon petit garçon tous les jours. Cet immeuble n’est pas vraiment très chic, il est même un peu désuet, comme si on n’y avait pas touché depuis l’époque du socialisme. Mais dedans, vous pouvez observer le carrelage du début du XXe siècle, un relief au-dessus de la porte ou un vitrage original de la même époque… Cela me fascine. »
Enfin, changeons de registre et passons à la linguistique. Quel est votre mot tchèque préféré ?
« Ouf… Je n’ai jamais réfléchi à cela ! Le premier qui me vient à l’esprit, c’est ‘zmrzlina’. D’abord parce que ce mot, riche en consonnes, résume toute la difficulté de la langue tchèque. Et puis parce que sa mélodie exprime parfaitement la signification du mot – la glace. ‘Zmrzlina’, c’est quand même très froid ! »Plus de détails sur l’œuvre et la carrière d’Ildar Youssoupov sur https://www.youssoupov.com/