Iva Procházková, une romancière sans compromis
Un roman qui révèle certains maux profonds de notre société que nous ne voyons pas ou nous ne voulons pas voir – c’est ainsi que l’écrivaine Iva Procházková (1953) caractérise son livre intitulé Nekompromisně – Sans compromis. Dans ce roman sorti aux éditions Paseka, la romancière raconte entre autres l’histoire d’une famille qui se désagrège mais elle brosse aussi un tableau corrosif et inquiétant de l’arrière-plan de la scène politique tchèque.
Un drame de famille sur fond de thriller politique
Pendant longtemps, Iva Procházková a été considérée comme une auteure de livres pour enfants et adolescents. Fille de l’écrivain Jan Procházka réduit au silence par le régime instauré en Tchécoslovaquie après l’invasion soviétique en 1968, Iva Procházková subit, elle aussi, la disgrâce du régime. Obligée d’arrêter ses études, elle gagne sa vie comme cuisinière et femme de ménage. En 1983, Iva, son mari et leurs enfants prennent le chemin de l’exil. Ils vivent d’abord en Autriche puis en Allemagne où Iva Procházková peut finalement développer son talent littéraire. Elle écrit des pièces de théâtre et des livres pour enfants qui lui apportent un vif succès.
En 1995, elle retourne en République tchèque où elle poursuit sa brillante carrière d’auteure de littérature d’enfance et de jeunesse. Lauréate de toute une série de prix littéraires, elle change soudain de cap et commence à écrire pour les adultes. C’est pendant cette étape de son itinéraire artistique qu’elle écrit le roman Sans compromis qui peut être considéré comme un thriller politique mais qui est aussi et avant tout un drame familial :
« J’ai décidé d’écrire un roman sur notre actualité et au cours de l’écriture, il est devenu progressivement un roman avec un arrière-plan politique. J’ai choisi comme thème principal de ce livre la mort d’un journaliste embarrassant et j’ai pris cette décision avant l’assassinat du journaliste slovaque Ján Kuciak. Progressivement ce texte est devenu un roman révélant certains maux profonds de notre société que nous ne voyons pas ou ne nous voulons pas voir et qui sont camouflés, disons, par une espèce de populisme harmonisant. Et je sentais avec une intensité croissante que si je ne parlais pas de ces choses-là, mon roman ne serait ni véridique ni authentique. »Un attentat révélateur
Dès le premier chapitre le ton est donné. Le roman commence par l’assassinat du jeune journaliste kazménien Gevorg Arojan qui en sait trop sur les activités d’oligarques russes et leurs rapports secrets avec des hommes politiques tchèques. Bouleversés par cet attentat, les amis tchèques de Gevorg se mobilisent et décident de s’engager dans l’armée de Kazménie pour lutter contre l’agression russe. Dans son roman Iva Procházková marie habilement la réalité et la fiction. La majorité des protagonistes du livre sont des personnages fictifs mais leur vie se déroule dans des décors réels.
L’action du roman se situe en République tchèque, mais les trois étudiants se font enrôler en Kazménie, un pays fictif dont le nom évoque le Kazakhstan et l’Arménie mais dont le sort ressemble plutôt à celui de la Géorgie ou de l’Ukraine. Un des trois étudiants, Richard, est le fils de Štěpán Chytil, un homme politique qui est en pleine campagne pour les élections au Parlement européen. Le départ de son fils ébranle sérieusement sa stratégie électorale et même les fondements de son existence. En créant ce personnage Iva Procházková a brossé le portrait d’un de ces hommes politiques qui cachent leurs véritables intentions sous une indépendance feinte :
« Déjà lors des dernières élections j’ai vu ces tendances. Certains candidats prétendent être tout à fait indépendants. Et j’ai voulu démontrer que cette indépendance est trompeuse et que ce sont parfois des gens dont le passé n’est pas sans tares, qui ont pu prendre peut-être certains engagements. Ils sont obligés de payer leurs dettes aujourd’hui ou demain. Et évidemment ils ne le disent pas aux électeurs. Ici nous touchons au populisme. Ils ne cherchent pas à remplir leurs promesses, ils désirent seulement être élus. »
Une trame compliquée de rapports clientélistes
Le livre d’Iva Procházková est un roman ramifié dans lequel s’entrelacent plusieurs lignes de narration. L’auteure réussit à créer toute une série de personnages crédibles et à les situer dans des milieux réalistes. La logique du comportement des protagonistes permet au lecteur de s’orienter sans problème dans une action par ailleurs compliquée. Le sens inné de l’effet dramatique et le style dépouillé et presque sec permettent à l’écrivaine de tenir le lecteur en haleine du début à la fin. Elle l’amène entre autres dans un commissariat de police tchèque qui ouvre une enquête sur l’assassinat du journaliste kazménien.Pour la capitaine Marta Stará, c’est la première grande affaire de sa carrière et elle s’y lance avec énergie. Elle ne sait pas encore que même dans la police se trouvent des individus chargés de ne pas permettre à son enquête d’aboutir. Petit à petit, elle découvre la trame compliquée des rapports clientélistes entre les grands hommes d’affaires et les milieux politiques tchèques, leurs transactions frauduleuses et le trafic d’armes, ainsi que les activités des oligarques et des agents des services secrets russes qui exercent leur influence jusqu’aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie sociale tchèque. Selon Iva Procházková, cet aspect de son livre reflète la situation réelle dans son pays :
« Même parmi nous évoluent sans se cacher des gens qui remplissent les tâches des services secrets. Les manipulations de ces services sont de temps en temps dévoilées, de temps en temps on expulse plusieurs agents, mais leurs activités se poursuivent. Evidemment ces manipulations sont liées à certaines banques qui cachent des transferts d’argent, qui procèdent au blanchiment d’argent, etc. Mais je ne voudrais pas donner l’impression que ce n’est qu’un livre sur la politique, c’est un roman sur les relations humaines, mais la politique est à l’arrière-plan de mon sujet. »
Les arrière-pensées d’un homme politique
Le personnage de Štěpán Chytil joue, lui aussi, un rôle dans cette trame des rapports clientélistes. Il cherche à cacher certaines choses de son passé, et cela le rend vulnérable et obéissant vis-à-vis de ceux qui organisent sa campagne électorale. S’il est élu au bout d’une campagne astucieusement populiste, il servira leurs intérêts aussi au sein du Parlement européen. Mais c’est au moment où il est en passe d’assouvir ses ambitions politiques que la romancière lui fait subir un choc inattendu :
« Ce qu’il cherche rigoureusement à bâtir, c’est-à-dire sa carrière politique, peut s’effondrer comme un château de cartes au moment où les rapports dans sa famille cessent de fonctionner. Il est sûr d’avoir bien élevé son fils Richard qui doit bientôt passer son baccalauréat, mais au moment où ce fils s’oppose ouvertement à lui, et où il le traite publiquement de menteur, d’escroc et de carriériste, de nombreux projets de cet homme de 55 ans s’effondrent. Et soudain il cesse de vouloir sauver sa carrière à tout prix, et se rend compte qu’il veut plutôt sauver les liens avec ses proches, sa famille. »La responsabilité de la démocratie tchèque
Štěpán Chytil n’est qu’un des protagonistes de ce roman. L’auteure amène le lecteur non seulement dans la famille de cet eurodéputé potentiel, dans les débats publics préélectoraux ou dans la résidence luxueuse d’un important homme d’affaires où se nouent des intrigues politiques. Elle évoque aussi d’une façon convaincante et sans illusions le milieu de la police, les obstacles qui s’accumulent devant les enquêteurs et leur travail obstiné. Dans d’autres chapitres elle décrit la mentalité des tueurs à gages, hommes avides d’argent qui ne se soucient pas de justifier leur besogne scabreuse mais ne manquent pas d’une certaine naïveté qui leur sera fatale.
Plusieurs chapitres sont situés parmi les étudiants, dans le monde des jeunes qui n’est pas encore perverti par l’ambition et la convoitise. Dans ce milieu, l’auteure trouve trois jeunes hommes qui sentent le besoin impérieux d’agir et dont l’idéalisme se traduit par leur départ pour une guerre perdue. C’est parmi les jeunes qu’Iva Procházková cherche aussi l’espoir que les gens se rendront compte des maux dont souffre leur pays et qu’ils assumeront leur responsabilité de la démocratie tchèque. Sa conclusion est donc légèrement optimiste :
‘Non, nous ne voulons pas accepter certaines choses, parce que nous désirons léguer ce pays à nos enfants et nous ne voulons pas que ce soit un pays asservi et perverti.’
« Dans son ensemble notre société ne refuse pas d’assumer sa responsabilité. Au contraire ces derniers temps, je pense que la responsabilité civique se renforce. Comme si nous reprenions la force d’exprimer nos opinions et de les défendre. Cette tendance est très forte surtout parmi les jeunes mais elle se manifeste aussi chez les gens d’un certain âge. Comme si l’on reprenait notre souffle pour dire : ‘Non, nous ne voulons pas accepter certaines choses, parce que nous désirons léguer ce pays à nos enfants et nous ne voulons pas que ce soit un pays asservi et perverti.’ Et la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si nous sommes capables de défendre la possibilité d’intervenir dans les affaires qui nous concernent tous ou si nous nous laissons faire. Nous nous sommes laissés faire plusieurs fois dans le passé et avons toujours été perdants. »