Ivan Wernisch, un poète qui s’est trompé de vocation

Ivan Wernisch, photo: CT

Ivan Wernisch est probablement le poète tchèque le plus connu, le plus apprécié et le plus traduit à l’heure actuelle, mais on ne peut pas dire qu’il soit admiré, lu et connu de tout le monde. La place qu’il occupe dans la vie publique illustre en quelque sorte la position qu’occupent les poètes dans la société tchèque et aussi l’attitude des Tchèques vis-à-vis de la poésie en général. D’ailleurs il ne se fait pas d’illusions sur la place du poète dans la vie publique et le regard qu’il jette sur lui-même et les autres adeptes de la poésie est sarcastique et désabusé.

Ivan Wernisch,  photo: CT
« Je regrette toujours et sans cesse de m’être lancé dans la poésie et de ne pas avoir osé y renoncer, » dit Ivan Wernisch en ajoutant que s’il conserve dans sa prochaine vie même une infime réminiscence de ce qui lui est arrivé dans son existence actuelle, il ne touchera plus à aucun poème :

« Quand le chevalier Walter von der Vogelweide se considérait comme poète, il ne venait à l’idée de personne que ce titre aurait pu le dégrader. Et à l’époque où le poète était héraut de la nation comme Svatopluk Čech au XIXe siècle, ce n’était pas non plus dégradant. Aujourd’hui, cependant c’est ainsi qu’on appelle un homme mou, efféminé, en tous cas fou et un peu idiot parce que s’il n’était pas idiot, il gagnerait sa vie d’une façon convenable. Quand tu choisis cette façon de vivre, d’être poète, tu choisis aussi la misère, une vie qui ne satisferait sans doute pas la majeure partie des gens. Pendant toute ta vie, tu porteras des vêtements usés, tu ne boiras que de la bière ou du mauvais vin. Et les gens bien éviteront de te parler. Mais c’est mieux comme ça. »

L’enfance d’Ivan Wernisch n’a pas été facile car il est né en 1942, donc au beau milieu de la Seconde guerre mondiale, dans une famille qui devait devenir pour lui une source de grands problèmes :

« Mon père était soldat allemand contre sa volonté. Il combattait pour le Troisième Reich et cela ne lui plaisait pas du tout. Quand j’étais en première année d’école primaire, l’institutrice m’a invité sur l’estrade, m’a montré aux autres élèves et a dit : ‘Mes enfants, ce garçon a perdu la guerre. Et comme nous sommes meilleurs que lui nous lui permettrons de montrer qu’il est digne de vivre parmi nous.’ Evidemment je me suis endurci et à partir de ce temps-là, j’ai été l’enfant le plus insupportable non seulement dans toute l’école mais aussi dans les environs. Et peut-être cela est-il resté en moi jusqu’à aujourd’hui. Il m’est ainsi échu d’être Allemand, mais j’ai choisi d’être Tchèque et le suis aussi par ma vie. »

L’enfant à problèmes, devient jeune homme à problèmes. Ivan Wernisch aimerait devenir peintre et il étudie d’abord dans une école de céramique. Même si ce rêve ne se réalise pas, il peindra, dessinera et illustrera des livres pendant toute son existence. Sa vie finit par ressembler à un puzzle bigarré, la liste des métiers ou plutôt des emplois qu’il exercera est impressionnante. Il est homme de ménage, gardien, machiniste de théâtre, ouvrier du bâtiment, agent de publicité, constructeur de chapiteau dans un cirque. Il aime beaucoup les ports et il travaille pendant quelques temps comme ouvrier portuaire à Burgas en Bulgarie. Mais de tous ces métiers, il préfère ceux qui lui permettent de ne rien faire, de dormir ou de paresser avec un livre, des métiers comme celui de gardien. « Je sais que cela ne fait pas bonne impression, dit-il. Mais c’est la vérité. » Ce sont les auberges et les brasseries qui sont le théâtre d’une grande partie de sa vie :

« J’ai passé des centaines, des milliers d’heures dans les brasseries. C’est dans les brasseries que j’ai fait la connaissance de la majorité de mes amis, j’y ai trouvé aussi quelques petites amies et énormément d’ennemis. Nous nous sommes bagarrés dans les brasseries, même les poètes se bagarraient entre eux, et parfois, le matin, le peuple agressait les poètes. J’aime écouter ce que les gens disent dans les brasseries et parfois je note leurs propos. On n’arrive pas à écrire tout ce que les gens disent, on en note que des bribes et ces bribes composent par la suite des ensembles très bizarres. »

'Où vole le ciel'
Ivan Wernisch entre en poésie en 1961 par le recueil intitulé « Où vole le ciel ». Il renoue avec la vitalité de l’avant-garde poétique tchèque de la première moitié du XXe siècle mais y ajoute des motifs de la déception, de la fatigue et du sentiment tragique de la vie. Depuis le début, deux tendances majeures se manifestent dans sa création – la ligne grotesque s’inspirant du mouvement dada qui apporte à sa poésie des motifs de comédie absurde, de persiflage et de mystification, et la ligne expressionniste qui reflète l’obsession par la destruction et la mort, la tristesse et la désillusion. Il n’est pas facile de classer cette poésie qui se nourrit d’œuvres de grands poètes et penseurs et s’inspire de la chanson folklorique. Elle est pleine d’emprunts, de citations évidentes ou cachées, de pastiches et de mystifications. Elle transgresse allègrement les limites des genres et fait découvrir au lecteur un monde poétique où les barrières des styles sont abattues, où il se sent débarrassé de toute contrainte et peut boire jusqu’à l’ivresse aux sources de l’imagination.

D’où lui vient tout cela ? Que fait le poète pour alimenter ces sources ? Où puise-t-il sa force créatrice ? Il avoue ne pas pouvoir vivre sans la nature, sans la forêt :

« Si au moins une fois par an je ne passais pas une semaine, quinze jours dans la forêt, je serais perdu. Ce serait la fin de ma vie. Dans la forêt je me recharge pour pouvoir continuer, j’y puise de l’énergie pour l’année à venir. Et quand j’y pense je dois dire que c’est dans la forêt que j’aimerais même mourir un jour. »

Ivan Wernisch,  photo: Barbora Sládečková,  Wikimedia Commons
En parlant de lui, Ivan Wernisch aime se présenter comme un être marginal, homme sans domicile fixe et banni de la bonne société, un paresseux qui aimerait passer sa vie sur un canapé. Il y cependant aussi un autre Ivan Wernisch, auteur d’une vingtaine de recueils de poésie, traducteur de plusieurs langues, un homme ferme qui n’a pas plié devant le régime communiste. Pendant la triste période de la normalisation dans les années 1970 et 1980 il était pratiquement interdit de publication et ses œuvres ne pouvaient paraître qu’en samizdat ou à l’étranger. C'est aussi un auteur apprécié par des musiciens. Ses textes ont été mis en musique entre autres par le groupe The Plastic People of the Universe et les compositeurs Mikoláš Chadima et Petr Skoumal.

Lauréat de nombreux prix littéraires, Ivan Wernisch n’hésite pas à investir son énergie et son autorité dans la redécouverte de vieux poètes tchèques qu’il dépoussière et fait revenir une fois encore sous les feux de l’actualité. Il a déjà publié plusieurs anthologies de poésies de ces auteurs qui n’ont pas la chance de figurer dans les manuels scolaires et que les lecteurs ingrats ont enterré depuis longtemps dans le cimetière des poètes oubliés. Il les a arrachés à l’oubli et a réuni des centaines, peut-être des milliers de noms et de textes des ces auteurs marginaux. « C’est quelque chose que l’histoire de la littérature a déjà évincé ou n’a jamais accepté, dit-il. Je voulais donner à tous ces gens, une fois encore et pour un moment, la possibilité de revivre. »

Il se peut donc que cette image qu’Ivan Wernisch aime donner de lui-même, cet autoportrait d’un poète mal dans sa peau qui s’est trompé de vocation et a pratiquement raté sa vie, ne corresponde pas tout-à-fait à la réalité. Ce n’est sans doute qu’une facette de sa personnalité versatile et insaisissable, et nous ne devons pas croire tout ce que nous dit cet amateur passionné de la mystification.