Magnesia Litera 2019 - le palmarès des meilleurs livres tchèques de l’année

Radka Denemarková, photo: ČTK / Kateřina Šulová

« Nous aimerions éveiller l’intérêt de ceux qui ne lisent pas ou cessent de lire. » C’est ce que se promettent les organisateurs des prix Magnesia Litera, qui sont probablement la distinction littéraire tchèque la plus prestigieuse. La cérémonie de remise des prix Magnesia Litera 2019 s’est tenue le 7 avril dernier et nous connaissons donc les lauréats et les œuvres couronnées. Voici le palmarès dans les quatre principales catégories.

Les prix Magnesia Litera ont été décernés pour la première fois en 2002. Depuis, leur remise est devenue un événement très attendu chaque année tant par les auteurs que par les éditeurs et les lecteurs. Cette fois, les différents jurys composés d’écrivains, de critiques, de traducteurs et d’éditeurs ont décerné des prix dans dix catégories, dont celles de la prose, de la poésie, de l’essai politique et du livre de l’année, cette dernière étant réservée au meilleur ouvrage toutes catégories confondues.

La prose

Pavla Horáková,  photo: ČTK / Kateřina Šulová
C’est le roman intitulé Teorie podivnosti - La Théorie de l’étrangeté - de Pavla Horáková (1974), notre ancienne collègue de la rédaction anglaise de Radio Prague, qui a gagné dans la catégorie de la prose. Journaliste, traductrice, auteure de livres pour enfants et de livres documentaires, Pavla Horáková a signé, avec La Théorie de l’étrangeté, son premier roman pour adultes. Un livre dans lequel l’auteure entremêle adroitement plusieurs lignes de narration en créant un univers romanesque plein de paradoxes et fertile en questions inquiétantes. Pavla Horáková dit à propos de son livre :

« J’ai peut-être voulu transmettre aux lecteurs ma vision du monde que je considère comme un miracle, parce qu’il me semble dommage de ne pas s’émerveiller. Personnellement, la lectrice que je suis, cherche toujours des livres racontés dans une perspective à laquelle je peux m’identifier, qui est la perspective d’une femme intelligente. Je voulais donc prêter ma voix à une femme qui n’est pas un personnage faible et fragile, mais un être souverain qui réfléchit sur le monde d’une façon que je ne qualifierais pas de masculine mais de complexe. »

La poésie

Ivan Wernisch,  photo: Barbora Sládečková,  CC BY-SA 3.0
Ivan Wernisch (1942) est, depuis les années 1960, une figure incontournable de la poésie tchèque. Déjà lauréat du prix Magnesia Litera 2013 et de plusieurs autres prix littéraires, Ivan Wernisch était un candidat très remarqué dans la catégorie de la poésie. Sa victoire n’a donc pas constitué une surprise. Le jury a couronné son recueil intitulé Pernambuco, un titre mystérieux que le poète se garde d’expliquer aux lecteurs et aux critiques. Il faut donc considérer ce mot inexplicable comme une formule magique qui ouvre les portes sur un univers poétique qui balance entre la réalité et le rêve, un univers chatoyant de mystifications et de jeux de mots qui permet au poète de déployer la magie de ses vers, de marier divers genres littéraires et de nourrir sa fantaisie des impulsions les plus variées. Lors de la remise des prix, le poète souffrant était représenté par son éditeur Martin Reiner, qui a situé le recueil Pernambuco dans l’ensemble de l’œuvre d’Ivan Wernisch :

« Ces cinq à huit dernières années, Ivan Wernisch écrit d’une façon assez semblable. C’est une écriture lourde de son vécu. Ivan Wernisch a vécu de façon très intense et son vécu dépasse donc largement son âge réel. La majorité de ses derniers livres ont été douloureusement sombres, mais dans Pernambuco cette mélancolie lourde, presque pathologique, est atténuée par l’esprit de jeu enfantin, par les souvenirs de sa tendre enfance. C’est comme si le temps s’arrêtait. J’avoue fondre en larmes à la lecture de presque chaque livre d’Ivan Wernisch, mais plus encore cette fois-ci. Pernambuco est un mélange très particulier d’émotions et de joie. Je trouve que c’est un livre extrêmement précieux et je suis très heureux qu’il ait obtenu ce prix. »

L’essai politique

Jacques Rupnik,  photo: ČTK / Kateřina Šulová
Střední Evropa je jako pták s očima vzadu - L’Europe centrale est comme un oiseau avec les yeux dans le dos : tel est le titre d’un recueil de textes du politologue Jacques Rupnik (1950) mis à l’honneur dans la catégorie de l’essai politique. Né à Prague d’une mère française et d’un père slovène, Jacques Rupnik a vécu dans la capitale tchèque jusqu’à l’âge de 15 ans. Après des études en France et aux Etats-Unis, il s’est spécialisé dans la problématique de l’Europe centrale. En comparant dans le titre de son livre l’Europe centrale au Goofus bird, cet oiseau qui vole en arrière car il ne se soucie pas de savoir où il va, mais d'où il vient, Jacques Rupnik a voulu exprimer un aspect de la mentalité de cette partie de l’Europe et de la Tchéquie en particulier. Il constate que nous nous intéressons davantage au passé, au chemin parcouru, et moins à l’avenir, au chemin à parcourir.

Dans son recueil, le politologue tchéco-français réunit les textes sur la problématique centre-européenne écrits entre 1973 et 2018, donc pendant une période de quarante-cinq ans, et c’est un livre qui reflète l’évolution historique de l’espace centre-européen ainsi que l’évolution de la pensée de son auteur. Les textes sont répartis en trois ensembles, dont le premier reflète la situation dans les années 1960 et 1970. Jacques Rupnik constate :

« Evidemment, les questions que l’on se posait à cette époque étaient un peu différentes de celles que l’on se pose aujourd’hui. La question principale concernait l’année 1968, l’occupation soviétique, la Normalisation. On se demandait comment cette défaite avait pu briser la société. Et on plaçait l’année 1968 dans le contexte des années 1948 et 1938, les années finissant par huit, le syndrome de la capitulation. Puis il y a mes essais des années 1980 où j’ai réagi à la dissidence, à la nouvelle pensée dissidente, à la société civile, à la culture indépendante. Enfin, dans la troisième phase, il s’agit de la transformation et de l’intégration de la République tchèque à l’Union européenne et de la relation compliquée qu’entretiennent les Tchèques avec l’Europe et l’Union européenne. »

Si nous réduisons la démocratie au busines …

Radka Denemarková,  photo: ČTK / Kateřina Šulová
Ainsi nous parvenons au vainqueur absolu de la dernière édition des prix Magnesia Litera. Le prix du Livre de l’année a été décerné au roman Hodiny z olova - Les Heures de plomb - de Radka Denemarková. Dans ce vaste roman inspiré par ses séjours en Chine, l’auteure observe la transformation que subit la civilisation actuelle. Sur les sorts de nombreux personnages, dont un homme d’affaires tchèque, sa femme et sa fille, un diplomate russe, un écrivain français, une étudiante en calligraphie et un cuisinier, Radka Denemarková fait le diagnostic d’un monde qui touche à sa fin, d’une société qui se trouve à un carrefour et ignore quelle sera la suite de son existence :

« A mon âge, je suis déjà assez éclaboussée par la vie et je vois un peu au-dessous de la surface des choses. C’est pourquoi je me suis dit de mettre tout cela dans ce roman, c’est-à-dire les niveaux à la fois socio-politique et plus intime. Le plus terrible dans la fusion entre le pire du capitalisme et le pire du communisme, c’est que cela fonctionne bien sur le plan économique. Je constate avec fascination que quand ce modèle fonctionne économiquement, tout le monde, même les Européens, oublie immédiatement les droits de l’homme. C’est un grand danger aussi pour l’Europe parce que si nous réduisons la démocratie aux affaires, il ne nous restera que le néolibéralisme, c’est-à-dire cette forme de capitalisme qui n’a plus besoin de démocratie pour exister. »

Dans son roman, Radka Denemarková confronte le régime autoritaire en Chine, un régime inexorable qui n’hésite pas à broyer les désobéissants, à la démocratie libérale des pays occidentaux, démocratie qui apparaît de plus en plus fragile face aux intérêts matériels. Sous cette perspective, nos relations avec la Chine deviennent donc la pierre de touche pour tester la solidité de notre démocratie. L’écrivaine entend rappeler avec son livre les valeurs auxquelles elle a cru durant toute sa vie et elle lance un avertissement qu’elle résume par ces mots :

« Quand l’argent parle, la vérité se tait. Quand nous acceptons la censure, nous perdons la créativité. Si nous renonçons à la société ouverte, nous aurons une société fermée. Si nous renonçons à la tolérance, il ne nous restera que l’hystérie. Nous vivons une époque intéressante qui sera décisive dans beaucoup de domaines pour notre avenir. Ce n’est peut-être pas évident de prime abord, mais le roman peut démontrer ces enjeux sous toutes les perspectives. »

Lors de la remise de son prix, Radka Denemarková a constaté qu’elle est désormais devenue indésirable en Chine et ajouté avec un peu d’amertume qu’elle se heurte même à une certaine réticence du ministère des Affaires étrangères tchèque qui rechigne à lui donner son appui. Une réalité qui peut aussi être considérée comme un des symptômes de la fragilisation de notre démocratie.