Jana Bokova : si je ne m'étais pas exilée, je n'aurais pas fait de documentaires
Petite, des cheveux longs et une taille de guêpe... Comme si Jana Bokova, une des femmes cinéastes tchèques les plus renommées dans le monde, mais très peu connue dans son pays d'origine, n'avait pas changé depuis son départ de la Tchécoslovaquie, en août 1968. Fin octobre, elle a fait découvrir ses célèbres documentaires, dont « La Havane » ou « Tango Salon », au public du Festival international du film documentaire de Jihlava, dans la section réservée aux cinéastes tchèques exilés. Jana Bokova vit depuis longtemps à Buenos Aires, mais avant de s'y installer, avant de filmer des gens marginaux et des célébrités ou encore l'ambiance des bars et cabarets en Europe et en Amérique latine, elle a été étudiante à la Sorbonne et à la National Film and Television School à Londres, ou encore photographe aux Etats-Unis...
Mais son parcours étonnant a commencé lors de l'été 68, dans une petite ville autrichienne. Jana Bokova :
« En fait, je ne suis jamais vraiment partie, je ne suis, tout simplement, pas revenue. En août 68, j'ai participé à une rencontre internationale d'étudiants d'art, à Albach, près de Vienne. Il y avait des personnalités remarquables, comme Bohumil Hrabal, Vera Linhartova, Ivan Svitak. Je suis partie avec une petite valise, pour quinze jours... Et le deuxième jour, je crois, une panique s'est déclenchée, les Autrichiens ont crié : 'il y a la guerre, chez vous !' Nous avons évidemment regardé la télévision... Mais quand vous êtes loin, tout vous semble beaucoup plus grave que ça ne l'est en réalité... Alors, j'ai paniqué, moi aussi. J'étais très romantique, et je le suis toujours. J'ai rêvé de voyager, de découvrir d'autres pays et cultures. Alors, retourner à ce moment-là était, pour moi, carrément impossible. Je suis donc partie en exil avec une petite valise dans laquelle j'avais un jean et mon maillot de bain. Je ne suis pas retournée pendant vingt ans. »
« Je savais qu'il fallait que je fasse une école de cinéma, sinon, on finit par être l'assistant de l'assistant... Alors, je suis entrée à la National Film and Television School à Londres, qui est maintenant très célèbre. Je n'aimais pas Londres, je me suis sentie complètement dépaysée... »
Vous avez fait, dès le début, des documentaires ?
« Non, pas du tout. J'avais même un certain rejet envers le documentaire. Je voulais faire la fiction, ce qui n'est vraiment pas évident quand vous débutez au cinéma. Il faut trouver l'argent, le producteur, ça coûte trop cher... Si j'avais vécu, par exemple, à Prague, je pense que je n'aurais jamais fait de documentaires. Mais quand vous changez de pays et de culture, vous vous intéressez davantage à la réalité autour de vous. Elle a une autre connotation. En plus, je voulais tourner un film d'après une histoire de Tchekhov, que j'aimais énormément comme écrivain. Mais quand j'ai trouvé la traduction anglaise, je me suis dit : 'zut, je me suis trompée, ce n'est pas ça !' En fait, traduite en anglais, l'histoire avait perdu tout son charme pour moi. Et après, j'ai trouvé à Londres quelqu'un que j'ai commencé à filmer, un personnage qui était beaucoup plus tchekhovien qui tous les héros de Tchekhov. Je suis entrée dans le cinéma direct, dans l'esprit de Jean Rouch. Souvent, les gens disent que mes films sont anti-documentaires, parce que je ne filme pas un événement, je le crée, avec des gens qui jouent leur propre vie. Parfois. j'improvise complètement... Après la projection d'un de mes films, que l'on montre aussi dans ce festival, les journalistes m'ont demandé qui a écrit le scénario ! Parce qu'il y a des dialogues presque proustiens, c'est extraordinaire. »
La musique, la danse, la vie nocturne, que ce soit celle de Paris, de Mexico, de Buenos Aires ou de Londres, sont omniprésentes dans les documentaires de Jana Bokova. Elle a filmé les tziganes en Andalousie, elle s'est interrogée sur l'érotisme féminin en filmant la dernière étape de l'existence du cabaret parisien Blue Moon... Mais sa fameuse série de films musicaux a vu le jour, en quelque sorte, grâce au tango...
« J'ai découvert l'Amérique latine un peu par l'intermédiaire de mon père. Il parlait une dizaine de langues, c'était un génie pour moi... Il rêvait d'Amérique latine, il voulait qu'on aille tous y vivre, ce qui n'était pas possible. D'ailleurs, il s'est exilé en Angleterre et il est mort quelques jours avant son départ pour le Brésil, où il comptait s'installer. Quand j'ai terminé l'école de cinéma à Londres, j'ai eu très envie d'y aller et de connaître, de réaliser son rêve. J'ai donc décidé de réaliser un film sur l'âme du tango. C'est une musique qui me touche beaucoup, par sa mélancolie, sa tristesse... J'ai donc convaincu la BBC, ce qui n'était pas facile, car à l'époque, le tango n'était pas à la mode, les gens ne savaient même pas ce que c'est, si c'est une danse ou une boisson, surtout en Angleterre. J'y suis donc allée tourner ce film et je suis tombée amoureuse de cette partie du monde, de sa musique, de sa vie nocturne, etc. Je me suis installée en Argentine et depuis, tous mes projets sont liés à l'Amérique latine. »
Il y a quinze jours, les Pragois ont pu voir, au cinéma Oko, le portrait d'Antony Quinn que Jana Bokova a réalisé en 1980. En 2002, elle a récidivé avec un film assez particulier sur Eric Clapton...
« Antony Quinn, je l'avais choisi d'abord pour ma première fiction, mais finalement, je l'ai tournée avec Fernando Rey. J'ai ensuite pensé faire un documentaire sur lui et la BBC était d'accord. J'ai toujours fait des portraits de gens marginaux, donc pourquoi ne pas faire, cette fois, un grand ? Quinn a accepté à condition que je le filme non pas en tant qu'acteur, mais en tant qu'homme, ce que je désirais moi aussi. A l'époque, il vivait à Rome, il faisait des sculptures, il produisait des films... Avec Clapton, ce fut autre chose. Curieusement, c'est lui qui a voulu que je fasse un film sur lui, parce qu'il connaissait mes travaux. Il m'a aidée avec ma première fiction et, quinze ans après, j'ai reçu un coup de téléphone de lui - comme si on s'était vus hier ! Il m'a demandé de tourner un clip vidéo. C'est un clip historique, parce que, normalement, il déteste quand la caméra bouge, il déteste les fantaisies des cinéastes... Mais cette fois-là, il n'a rien retouché ! Je l'ai suivi ensuite pendant une semaine, lorsqu'il se préparait à sa tournée mondiale. C'était historique, ça aussi, parce que d'habitude, personne ne peut s'approcher de lui, même pour faire une photo. Et moi, j'ai eu des images 'intimes' de lui, montrant comment il travaille. J'ai tout réuni dans un seul documentaire qui s'appelle 'Eric Clapton in France'. Il dure 80 minutes et je pense que c'est le portrait le plus fidèle de lui. »