Jana Boková : « Un exilé est toujours marginal »

Jana Boková, foto: www.lanacion.org

Jana Boková est réalisatrice de films documentaires. D’origine tchèque, elle vit depuis des années à Buenos Aires, en Argentine. Comme beaucoup de Tchèques de sa génération, elle a choisi l’exil en 1968, faute de perspectives après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. C’est à Paris qu’elle s’établit d’abord, où elle fait ses études, avant de partir pour les Etats-Unis où elle travaille comme photographe pour le magazine Rolling Stones. Elle poursuit des études de cinéma à Londres et c’est le documentariste et ethnologue français Jean Rouch qui dirige son premier film d’études. Depuis la fin des années 1970, Jana Boková, éternelle voyageuse comme le sont souvent les grands exilés, sillonne le monde et tourne des films. Elle a filmé l’acteur hollywoodien Anthony Quinn, tourné avec Eric Clapton, s’est intéressée au tango argentin. Parmi son importante production deux films en particulier retiendront notre attention aujourd’hui : un documentaire sur La Havane, tourné en 1989, et Bye Bye Shangaï, un film très personnel à la rencontre de grandes figures de l’exil tchécoslovaque telles que Petr Král, Vlastimil Třešňák, Vladimíra Čerepková et d’autres. Jana Boková était récemment à Paris, une occasion de la rencontrer.

En 2005, Jana Boková confiait à Radio Prague que si elle ne s’était pas exilée, elle n’aurait jamais fait de documentaires, on l’écoute développer son idée :

« Je suis partie de Prague très jeune. Je rêvais de cinéma. Mais je vivais dans la réalité où j’étais née, je n’étais pas très inspirée pour la filmer. En plus je pense que Prague n’est pas très cinématographique. Ca ne m’intéressait pas du tout, j’étais complètement dans le surréalisme, dans quelque chose de très différent. Quand j’ai fait l’école de cinéma à Londres, c’était une école excellente car on nous laissait faire des films. Quand j’ai cherché ma première histoire, j’ai décidé de parler de Tchekhov que j’adorais. En parallèle, j’ai commencé à rencontrer des gens à Londres qui étaient complètement tchékhoviens. Tous mes documentaires sont en fait un peu tchékhoviens, ce sont toujours des histoires très intimes, les vies loupées, les gens qui ne sont pas au bon moment au bon endroit. C’est une vision nouvelle de la réalité.C’était très proche du cinéma direct qu’on connaît aujourd’hui, mais à l’époque c’était nouveau. Il y avait aussi une raison financière derrière : plutôt que de prendre un acteur médiocre à payer, on filmait des personnes. Je filmais les gens, leur personnage, leur histoire directement. Maintenant, on m’entend parfois dans les films pour la compréhension de l’histoire, mais au début, j’étais invisible. Et les gens se donnaient. Tout cela, je n’aurais jamais pu le faire à Prague. »

Depuis ses débuts, Jana Boková filme toujours les marginaux, les décalés de la vie... En 2008, dans son film Bye Bye Shanghaï, elle s’est attaquée à un thème très personnel puisqu’elle a filmé plusieurs grandes personnalités tchèques exilées, comme le poète Petr Král. Est-ce à dire alors que les exilés sont des marginaux ? Jana Boková :

Petr Král et Jana Boková,  Bye Bye Shanghaï
« Un exilé est un peu marginal. Mais pour moi c’était une honnêteté de le dire, j’aurais détesté prétendre que j’étais anglaise ou française. Ça ne me gêne pas de dire que je suis tchèque, je le dis. Je me sens tellement bien à Buenos Aires que je peux dire que je suis tchèque. J’ai un déracinement très compliqué. La plupart des exilés s’exilent dans un seul pays, en général ils essayent d’être plus français que les Français par exemple. Moi, je ne suis pas restée dans un pays. Techniquement j’ai émigré en France, mais c’était impossible de faire du cinéma. En Angleterre c’était possible, donc j’y suis allée, mais je n’ai jamais voulu y vivre de manière définitive. J’y ai eu de très bon contacts et j’ai une carte blanche pendant dix ans avec la BBC pour faire les documentaires que je voulais. J’ai quand même fait aussi de la fiction, notamment un film qui est un hommage à Paris et qui s’en parler de l’exil est un film d’exilée. »

Dans ses discussions avec les exilés, Jana Boková trouve-t-elle des points communs dans la façon dont ils voient leur condition ? Réponse :

« Avec Petr Král ou Pavla Řezníčková, l’ambassadrice, non, je ne me retrouve pas sur la même longue d’ondes sur la question du retour. Je n’ai jamais voulu revenir. S’il n’y avait pas eu ce film, je ne serais pas rentrée, parce que ça me dérange de rester à Prague longtemps parce que finalement je ne connais plus personne, je n’y ai plus d’amis. J’ai tout coupé. Mais avec les exilés qui traînent, comme Vladimíra Čerepková si, complètement. »

Jana Boková
L’exil est un choix radical, un choix de vie, le bouleversement d’un univers. Tant d’années après, et au regard de ce qu’ont pu lui en dire d’autres émigrés, Jana Boková estime-t-elle que son départ a été une souffrance ou une richesse ?

« Les deux. Parce que c’était une vraie richesse, mais je pense que sans souffrance, on ne peut pas arriver à l’atteindre. Mais souvent je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Quand vous êtes dans une situation extrême, il faut prendre des décisions. Si on m’avait à seize ans de faire ça, j’aurais refusé. Mais je ne regrette absolument rien. Ma vie peut apparaître chaotique mais c’est très cohérent. »

'Havana'
Ce n’est pas un hasard que Jana Boková, la Tchèque exilée, ait choisi en 1989, au moment où le bloc de l’Est se fissurait peu à peu, de tourner un film à La Havane, aujourd’hui encore plus que jamais sanctuaire du communisme. Un documentaire pour la BBC qui montre la situation d’un pays qui n’a pas dû bien changer depuis...

« Havana, c’était un film très spécial. Quand je suis arrivée à La Havane, ça faisait vingt ans que je n’avais pas été à Prague. Et j’ai senti quelque chose dans l’air, comme si j’étais à Prague sous les tropiques. Quand j’ai cherché les personnes pour mon film, ils me demandaient d’où je venais. Je disais : Prague. Ils savaient que je comprenais la situation. Mais c’était très difficile. Ils ont accepté, mais quand on devait commencer le tournage, ils avaient tous disparu ! Ça faisait deux mois que j’étais là-bas, pour tout préparer.

'Havana'
Ils ont été découragés soit tout seuls, soit par la sécurité d’Etat. Je me suis demandé ce que je devais faire. Je n’ai jamais laissé tomber. Jusqu’à la sortie du film je ne savais pas si ce serait possible. En plus il y avait toujours des types barraqués qui ne disaient rien, mais qui étaient toujours là. Ça faisait peur. Un photographe danois s’était comme ça retrouvé en prison pour trois fois rien. C’était donc un film très risqué, le film le plus risqué que j’ai fait. »