Jean-Philippe Toussaint : "J’aimerais créer avec le lecteur une fraternité humaine"

Jean-Philippe Toussaint, photo: Rodrogio Fernández, CC BY-SA 3.0 Unported

Ecrivain de renommée internationale, Jean-Philippe Toussaint ne se limite pas à la littérature et ses activités s’étendent à plusieurs domaines. Il est également cinéaste, photographe et plasticien qui mène ses riches activités dans plusieurs pays. Récemment, il est venu avec ses collaborateurs à Prague où il a présenté son site internet conçu comme une œuvre d’art. Voici la seconde partie de l’entretien que Jean-Philippe Toussaint a accordé à cette occasion à Radio Prague.

Photo: Minuit
Vos voyages vous ont amené dans de nombreuses villes, Tokyo, Berlin, Rome, et aussi à Prague. Vous avez rapporté de votre première visite à Prague un mauvais souvenir que vous évoquez dans votre livre « Autoportrait (à l’étranger) ». Prague vous donne-t-elle toujours cette mauvaise impression ?

« Oui, d’une façon très impertinente le chapitre qui s’appelle ‘Prague’ commence par la phrase ‘Prague, n’en parlons pas’. Le chapitre consacré à Prague se passe presque entièrement dans la gare de Dresde, c’est-à-dire en route vers Prague. Oui, je dois dire que j’ai été déçu par Prague lors de mes premières visites. Et il se trouve qu’hier après-midi, lorsque je suis arrivé à Prague, on est parti du château pour descendre vers la ville et on a fait une promenade d’une demi-heure. Le soleil venait de se coucher, on est allé manger dans un excellent restaurant et puis on a remonté à pied et je n’ai jamais eu ce sentiment de calme, de beauté. J’ai découvert la beauté et le charme de Prague à 57 ans. J’étais beaucoup plus sévère avant. C’était une sorte de rendez-vous manqué avec Prague. Mais il se trouve qu’il y a ma traductrice tchèque Jovanka Šotolová qui a traduit tous mes livres depuis le début, qui a été présente à toutes les rencontres de Seneffe en Belgique où je travaille avec mes traducteurs, qui est devenue amie, qui a travaillé aussi au site Internet que je fais. Et c’est pour ça qu’on est à Prague aujourd’hui. Et finalement j’ai découvert la beauté de la ville. Il a fallu du temps, mais c’est une vraie révélation. »

Vous avez été traduit dans une vingtaine de langues. Comment expliquez-vous cette réception favorable de votre œuvre dans le monde ?

« C’est surtout en Asie que ça a été surprenant. C’est l’accueil extraordinaire qui a été fait à mes livres au Japon au début des années 1990 et qui est le pays au monde où je vendais le plus de livres. C’était un succès incroyable pour mes premiers romans, ‘ La salle de bain’, ‘Monsieur’, ‘L’appareil photo’, qui m’a fait découvrir le Japon parce que c’est à cause de ce succès que j’ai été invité, que les universités faisaient appel à moi, que les éditeurs m’invitaient à chaque sortie de nouveaux livres, que mes films sont sortis au Japon. Donc le succès de mes livres m’a fait mieux connaître le Japon. C’est un peu mystérieux ce succès au Japon mais il se trouve qu’il s’est répété en Chine. Et c’est également le cas en Corée. Mes livres sont très bien reçus en Asie. Une des explications c’est peut-être que je m’intéresse à des choses très quotidiennes mais qu’il y a même une dimension métaphysique, dimension philosophique, universelle. Et ce mélange-là, c’est peut-être une des choses qui peuvent expliquer mon succès en Asie. »

Quand vous écrivez, pensez- vous à ceux à qui vous allez adresser vos livres ? Vous adressez-vous à un public international ?

Jean-Philippe Toussaint,  photo: Rodrogio Fernández,  CC BY-SA 3.0 Unported
« Oui et non, c’est plus compliqué que cela. Il y a sans doute un lecteur idéal mais je ne le définis pas vraiment. Mais il est vrai en tout cas que ce n’est pas centré sur le lecteur français ou francophone. Je sais que mes livres sont traduits, ils ont toujours été traduits, à part le premier. Je m’adresse à un lecteur universel, qui n’est ni chinois, ni tchèque, ni français, ni américain, c’est un homme, un être humain. A propos de Beckett j’ai parlé d’une fraternité humaine. J’aimerais créer avec le lecteur une fraternité humaine qui n’a rien à voir avec la langue proprement dire, qui est au-delà de la langue. Il y a un caractère universel dans certains traits humains et c’est ça que j’essaie de créer avec le lecteur - une complicité humaine. »

Vous venez de parler de votre traductrice tchèque Jovanka Šotolová. Surveillez-vous les traductions de vos œuvres ?

« Non je ne les surveille pas, d’ailleurs je n’aurais pas les moyens de les surveiller. Par contre je suis très attentif et très actif surtout au collège de Seneffe en Belgique qui accueille les traducteurs. Et grâce à Françoise Wuilmart qui est directrice du collège, j’ai pu depuis l’an 2000 faire cinq sessions de travail avec mes traducteurs autour d’un livre particulier. Par exemple pour le cycle de Marie nous avons fait des sessions pour chacun des livres et chaque fois il y a une dizaine de traducteurs présents autour de moi. Jovanka Šotolová a été présente chaque fois. C’est peut-être une des plus fidèles avec la traductrice des Pays- Bas Marianne Kaas qui était là aussi chaque fois. Ce qui est fascinant c’est que chaque traducteur a des questions, par rapport à sa langue, par rapport à sa propre lecture du livre, mais mes réponses sont faites collectivement. On se réunit le matin à onze heures, chaque traducteur pose ses questions et moi je réponds à l’ensemble du groupe. Donc le traducteur japonais ou chinois peut tirer quelques enseignements de ce j’ai dit par exemple à la traductrice hollandaise. Et ainsi de suite. Mon rôle se limite à essayer d’expliquer le mieux possible mes intentions par rapport au texte français. Je n’ai pas à intervenir dans la langue des traducteurs. »

Qu’est-ce que pouvait devenir un site internet d’un écrivain qui propose une vraie forme. Et dans ce cas-là, ça m’a passionné parce que c’est quasiment l’équivalent d’une création presque comme une œuvre d’art que nous faisons.

Vous êtes écrivain et vous êtes aussi cinéaste. Vous portez souvent à l’écran vos livres. Avez-vous donc besoin de donner une forme visuelle à ce que vous avez écrit ?

« Oui, mon imagination a toujours été visuelle, c’est toujours par images que je procède et c’est vrai que j’ai mené très tôt les deux activités ensemble, écrire et faire des films. Maintenant, ça a un peu évolué, je ne fais plus de films au sens classique (films de 35 millimètres avec de gros moyens), je fais plutôt des vidéos qui sont généralement montrées dans des musées plutôt que dans des salles de cinéma. Mais je continue à avoir envie de faire des images et ça reste aussi une grande passion pour moi, aussi grande que d’écrire des livres et de faire des films. »

On dirait que vous étiez en mauvais termes avec certains moyens de la technique moderne, la télévision, le portable, vous en parlez dans vos livres. Et pourtant vous venez aujourd’hui à Prague pour présenter un projet basé sur les nouveaux médias. Est-ce un tournant dans votre rapport vis-à-vis de la technique ?

« En réalité j’ai toujours été très intéressé par tout ce qui produit de la forme. Et en ce qui concerne internet je me disais que ça ne produisait pas une véritable forme. Mais j’ai beaucoup réfléchi. Comme je suis à la fois écrivain, cinéaste et photographe, je dispose d’un corpus très large avec des textes, des images vidéo et des images photographiques, corpus auquel je pouvais donner peut-être une forme particulière. Et donc avec Patrick Soquet qui est informaticien belge, nous avons mené ensemble une réflexion : Qu’est-ce que pouvait devenir un site internet d’un écrivain qui propose une vraie forme ? Et dans ce cas-là, ça m’a passionné parce que c’est quasiment l’équivalent d’une création presque comme une œuvre d’art que nous faisons. C’est un travail intéressant parce qu’il propose une forme nouvelle qui est spécifique à internet. Et ça m’intéresse alors que je trouve qu’en général les objets techniques induisent plutôt une paresse intellectuelle et ne sont pas producteurs de formes nouvelles. La télévision par exemple n’a pas apporté de forme nouvelle. Il existait déjà l’image animée. Certes, la vidéo pouvait être une vraie création artistique mais pas la télévision. Mais pour internet j’ai longtemps observé avant de proposer mon propre site qui offre une vraie création formelle qui est nouvelle et totalement spécifique à internet. »

Aujourd’hui vous êtes lauréat de plusieurs prix littéraires et vous avez été élu à l’Académie royale de Belgique. Dans quelle mesure ces distinctions et ces marques de reconnaissance publique sont-elles importantes pour vous ?

« Elles ne sont pas particulièrement importantes mais c’est agréable de savoir que mon travail est reconnu. Entre nous, je savais qu’il était reconnu. Cependant, je crois que la publication et la traduction de mes livres à l’étranger ont plus d’importance pour moi que les récompenses ou les honneurs, mais je les accepte avec plaisir. Je vais être reçu par exemple à l’Académie de langue et littérature française de Belgique le mois prochain, parce que j’ai été élu déjà il y a un an mais je n’ai pas encore été reçu. C’est un honneur et je vais essayer d’être à la hauteur de l’événement, mais c’est assez anecdotique par rapport à ce travail autour des traductions qui me passionne véritablement et auquel on peut apporter vraiment une forme nouvelle. »

Comment voyez-vous votre avenir littéraire ? Voulez-vous parler de vos projets ?

« Je préfère parler de ce que j’ai déjà fait et il y a beaucoup à dire. Donc je reste réservé sur ce que je n’ai pas encore fait pour ne pas épuiser toutes les possibilités du projet en en parlant au préalable. Je préfère garder toute l’énergie pour le projet lui-même et non pas pour en parler avant qu’il ne soit rendu public. Je crois que c’est important. Lorsque j’écris un livre, j’aime bien le garder secret, ne le montrer à personne, le relire à mon rythme, et souvent il s’écoule un an ou un an et demi entre le moment où le livre est fini et le moment où je le donne à l’éditeur. Et pendant un an il y a une sorte de période curieuse où le livre est fini, il est écrit entièrement, et moi je me contente de le relire, de le peaufiner, de vérifier des choses. Il est complètement fini mais personne ne l’a lu encore. J’aime ces périodes intermédiaires. »