Jiří Kuběna, poète par la grâce de Dieu
« S’exprimer de la façon la plus exacte, la plus appropriée et la plus complète, ce dont aucune exactitude n’est capable – c’est la poésie », dit Jiří Kuběna, héritier privilégié des grands poètes tchèques du XXe siècle. Ce patriarche de la plume qui vit aujourd’hui dans le splendide isolement d’un château fort de Moravie, vient de fêter son 80e anniversaire.
La magie du premier vers
Jiří Kuběna est notre contemporain mais sa poésie se nourrit dans les sources millénaires du lyrisme. Il attend toujours le moment privilégié où une voix intérieure lui soufflera le premier vers et déclenchera en son for intérieur le processus de création :« Chaque poème commence par un premier vers et ce vers doit venir comme une inspiration. C’est pareil pour les musiciens, Leoš Janáček par exemple écrivait des motifs sur les manchettes de sa chemise. Il est essentiel de saisir le premier vers et de le développer un peu. Si on ne le fait pas, on peut tomber dans le désespoir comme Maïakovski qui se cognait la tête contre les murs parce qu’il n’avait pas noté le premier vers qui lui était venu à l’esprit dans la nuit. Certains poètes écrivaient leurs vers tout de suite sur le mur comme le poète Otokar Březina qui manquait de papier parce que le papier, les grandes feuilles de papier, se vendaient cher à l’époque. »
Enfant, Jiří aime le théâtre de marionnettes qui lui donne l’inspiration pour son premier poème. Il écrit cet opuscule à l’âge de huit ans et lui donne le titre « La Marionnette ». Mais ce n’est qu’en 1953, lorsqu’il a 17 ans, qu’il rédige un poème qui peut être considéré comme de la poésie digne de ce nom et qu’il intitule « La Volière chantante ». Cependant, il continue à hésiter et n’arrive toujours pas à trouver sa véritable vocation. Il ne prend la décision de se consacrer à la poésie qu’en 1960 lorsqu’il rencontre Jakub Deml, quelques semaines seulement avant la mort de ce poète maudit. Poète et prêtre, Jakub Deml est pour le jeune homme un personnage quasi mythique dans lequel fusionnent la foi et la poésie. La rencontre avec Jakub Deml achève dans l’âme du poète en herbe le long processus de sa conversion. C’est le moment crucial de sa vie. Catholique par la naissance et par le baptême, il finit par devenir catholique par décision et par la vie ; il devient, comme il dit, « poète par la grâce de Dieu ».Entre l’émotion et la réflexion
La création poétique sera pour Jiří Kuběna une affaire de cœur, une affaire émotionnelle, mais aussi une activité qui prête à la réflexion et doit être encadrée dans une certaine mesure par la raison :« Ces dernières années, j’écrivais surtout la nuit, dans le silence de la nuit, à deux heures, à trois heures, et même un peu plus tard. J’allumais la lampe pour écrire dans mon lit et les lignes venaient s’ajouter l’une après l’autre. L`émotion est évidemment nécessaire, la poésie ne peut exister sans elle. C’est ce qui est inspiré, c’est ça, l’inspiration. Mais si je me livrais seulement à cette ivresse voluptueuse, à cet enchantement par le rythme, etc., cela finirait très mal. On doit toujours réfléchir s’il faut utiliser tel ou tel élément, brique par brique, si c’est suffisant, et ce n’est qu’après qu’on peut aller de l’avant. »
La foi restera une source intarissable de la création de Jiří Kuběna mais il est loin d’être un poète catholique orthodoxe car il y ajoutera encore une inspiration par l’antiquité. Ce n’est pas la décadence romaine mais la Grèce préclassique, la Grèce des mythes, qui ne cessera jamais de nourrir son imagination. Sapho est pour lui la plus grande poétesse lyrique de tous les temps et dans ses propres poèmes renait toute une pléiade de personnages de la mythologie classique. On peut dire que presque toute son œuvre est une célébration d’Eros, une invocation de cette divinité de l’amour et de la beauté.
Dès l’adolescence, le poète est attiré par les garçons. Toute sa poésie est empreinte par cet amour qui d’abord « n’ose pas dire son nom » et que le poète appelle l’homoérotisme. Et c’est à son ami Zdeněk Kuběna, sans doute le plus grand amour de sa vie, qu’il empruntera aussi son nom de guerre. L’amour est la source de sa poésie mais aussi l’essence de sa vie. Il conçoit la poésie comme un don sacré à l’époque où les poètes perdent peu à peu leur prestige dans une société trop matérialiste et continue à prolonger en quelque sorte l’œuvre des plus grands poètes tchèques du XXe siècle :
« Au XIXe siècle, quand le poète Jaroslav Vrchlický arrivait à Domažlice ou dans une autre petite ville tchèque, on déroulait sous ses pieds le tapis rouge dès sa descente du train. Je veux dire par là que le prestige de la poésie était à son comble dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais c’est par la suite qu’est arrivée une chose qui est un véritable miracle et c’est la poésie tchèque de la première moitié du XXe siècle. C’était une immense pléiade de poètes dont Nezval, Seifert, Halas, Biebl, et ainsi de suite. C’était une véritable profusion et la poésie en ce temps-là jouait un grand rôle. »
Le châtelain de Bítov
Né en 1936 dans la ville de Prostějov en Moravie dans la famille d’un colonel de l’armée de l’air, Jiří Paukert qui prendra plus tard le pseudonyme de Kuběna, passe son enfance à Prague. En 1948, son père est dégradé pour des raisons politiques et la famille doit quitter la capitale pour s’installer à Brno. Adolescent, il se lie d’amitié avec un autre jeune adepte de la littérature qui s’appelle Václav Havel. Le futur dramaturge et président de la République invitera Jiří à adhérer à un cénacle regroupant les jeunes auteurs nés autour de l’année 1936. Cette petite association informelle donnera à la littérature tchèque, outre Havel et Kuběna, aussi le dramaturge Josef Topol, la poétesse Viola Fischerová, l’écrivaine Věra Linhartová, etc.Jiří Kuběna s’inscrit à la faculté des lettres de Brno pour étudier l’histoire de l’art et l’archéologie classique et, ses études achevées, il travaille successivement dans plusieurs institutions de protection des monuments historiques. Il devient aussi guide touristique, entre autres dans le château de Bítov, une forteresse romantique qui se dresse au-dessus du confluent de deux rivières en Moravie du Sud.
Bientôt Jiří Kuběna commence à publier ses textes dans des revues littéraires et d’autres périodiques et fait paraître en samizdat ses premiers recueils de vers. Le régime communiste ne lui aurait pas permis de publier ses poèmes qui ne ressemblent en rien à la poésie officielle et la majorité de ses œuvres ne seront donc éditées qu’après la chute du régime communiste en 1989.
En 1994, il devient directeur administratif du château de Bítov qui a été le théâtre de ses amours et qui est pour lui un refuge contre le monde matérialiste où même les valeurs sacrées deviennent l’objet de marchandage. C’est à Bítov qu’il écrit et prépare l’édition de ses œuvres complètes. Dans ce château fort devenu emblématique pour lui, il organise des rencontres entre poètes et y reçoit le président Václav Havel, son ami d’adolescence. Il y vit jusqu’à aujourd’hui et suit d’un œil critique l’évolution de la poésie et sa perception dans la société :« La poésie n’est pas un phénomène isolé, il y a beaucoup de choses sans lesquelles elle ne peut pas exister. Pour Vrchlický c’était relativement facile, parce qu’il n’avait pratiquement pas de concurrence, il n’y avait pas de cinéma, de radio, de télévision. Les poètes étaient sans aucun doute au centre même de la vie culturelle. (…) Depuis ce temps-là, les priorités ont changé. Les gens ont cessé de s’intéresser à la culture, parce qu’ils disposent aujourd’hui de beaucoup d’argent et c’est devant l’argent qu’ils se prosternent. »