Jiří Orten, la passion dévastatrice d’un poète

Jiří Orten, photo: Almanach Kmene 1948, public domain

« J'ai étudié l'histoire de la littérature et je suis devenue éditrice pour pouvoir publier l’œuvre de Jiří Orten. » C’est ce que dit Marie Ruth Křížková, éditrice de la majeure partie des œuvres complètes du poète Jiří Orten dont la publication vient d’être achevée. Grâce aux éditions Torst est sauvé de l’oubli l’ensemble de l’œuvre de ce poète prématurément disparu, poète qui restera éternellement jeune.

Les œuvres complètes en neuf tomes

'Le livre bleu',  photo: Český spisovatel
Il a fallu quatre maisons d’édition et 27 ans pour donner aux lecteurs tchèques les œuvres complètes de Jiří Orten. Le premier tome intitulé Modrá kniha – Le livre bleu est sorti en 1992, le huitième tome, Correspondance, n’a vu le jour que tout récemment. Jan Šulc, de la maison d’édition Torst, a pu finalement constater que 77 ans après la mort du poète son œuvre est enfin publiée dans son ensemble.

Le travail de ceux qui ont participé à ce projet mérite le respect et l’admiration parce qu’il s’est agi d’une véritable aventure et dans une large mesure, aussi, d’un travail d’investigation. Une grande partie de l’œuvre de ce poète n’existait que sous forme de manuscrits éparpillés dans des archives et des bibliothèques particulières. Pour retrouver et reconstituer les textes de Jiří Orten il fallait être mu par la passion et avoir du flair. Marie Ruth Křížková n’en manquait pas, elle qui a préparé l’édition de sept des neuf tomes de ces œuvres complètes :

« Un jour, j’ai ouvert un livre de Jiří Orten et je suis tombée sur un poème qui m’absolument subjuguée. Je suis tombée éperdument amoureuse de ce poète. J’ai fait la connaissance de toute sa famille et c'est son frère Ota Ornest qui m'a prêté, après son retour de l'exil à Londres, trois manuscrits de Jiří Orten. La lecture de ces textes a été une expérience merveilleuse. Son écriture très particulière changeait selon ses états d'esprit. Il y a des pages où l'écriture est rendue indistincte par les larmes parce qu'il pleurait en écrivant. »

La vie d’un jeune homme hypersensible

Jiří Orten,  photo: Almanach Kmene 1948,  public domain
Les épreuves douloureuses ne manquent pas dans la vie de Jiří Orten. Il est né en 1919 dans la famille d’un commerçant juif de la ville de Kutná Hora. Son nom civil est Jiří Ohrenstein. Bientôt il commence à manifester du talent pour la littérature et le théâtre. Arrivé à Prague, il travaille d’abord comme archiviste, et en 1937 il s’inscrit au département d’art dramatique du Conservatoire. Il joue du théâtre, il récite en public et simultanément il s’adonne au journalisme et à la poésie. Son premier recueil Čítanka jaro (L’abécédaire du printemps) paraît en 1939. Mais c’est déjà le moment où sa vie bascule et revêt les aspects d’un cauchemar. Hitler envahit son pays et fait appliquer les lois de Nuremberg. Fils de parents juifs, Jiří est chassé du Conservatoire et ne peut publier ses textes que sous des noms d’emprunt. Plusieurs fois il change de logement et de travail et se réfugie dans la solitude. A cette époque, il écrit des poèmes d’une rare force, il cherche à exprimer ses états d’âme dans ses lettres et se confie à son journal.

L’intuition d’une éditrice

Pour découvrir et rassembler cet héritage littéraire il fallait beaucoup d’enthousiasme et de persévérance. Marie Ruth Křížková a souvent obéi à son intuition. Elle cherchait à communiquer intérieurement avec l’âme du poète disparu :

Marie Ruth Křížková,  photo: Archives d'ÚSTR
« Je me fiais à lui. Je l'interrogeais en mon for intérieur en lui disant : ‘Jiří, où sont tes manuscrits?’ Et parfois, vers quatre heures du matin, j’avais comme une illumination qui m'a révélé les endroits possibles où il fallait chercher. C'est ainsi que j'ai découvert les proses de Jiří Orten chez l'écrivain et traducteur Zdeněk Urbánek. Il affirmait pourtant avec beaucoup de conviction: ‘Non, non, je n'ai pas ces manuscrits.’ Mais je ne me suis pas laissée faire et j'ai dit: ‘Zdeněk, tu dois les avoir.’ Alors nous nous sommes mis à chercher dans ses archives, et nous les avons trouvées. Et c’est ainsi que j’ai retrouvé aussi d'autres œuvres de Jiří Orten, comme ses lettres. C’est lui-même qui m'a aidée à les trouver. Il en est donc non seulement l'auteur mais il est aussi d’une certaine manière leur coéditeur. »

Le destin tragique d’un poète

Photo: ČT24
Jiří Orten vit dans un monde qui se trouve au seuil du cataclysme de la Deuxième Guerre mondiale. Jeune homme hypersensible, il est jeté dans ce monde hostile et sa vie prend des aspects sombres et tragiques. Cette vie devient cependant aussi une source de sa poésie. Marie Ruth Křížková souligne l’authenticité de ses inspirations :

« Il était absolument authentique. C'était la vie qui était le thème majeur de son œuvre. La vie et la mort. Il était tiraillé entre ces deux grands thèmes. Il se sentait guetté par la mort. Il découle de ces œuvres en prose, dont L'Etrange mort de Filip Fried, qu'il savait qu'il allait mourir prématurément. »

La vie de Jiří Orten s’achève brutalement. Renversé dans la rue par une ambulance allemande, il est mortellement blessé et meurt le 30 septembre 1941. Il n’a que 22 ans. Sa mort prématurée lui épargne la déportation en camp de concentration. A sa mort, la majeure partie de son œuvre reste inédite. Ses poèmes, ses écrits en prose, ses journaux et ses lettres ne seront connus dans leur intégralité que longtemps après sa mort. C’est grâce au dernier tome de ses œuvres complètes, sa correspondance, que nous avons aujourd’hui la possibilité de connaître les aspects intimes de sa vie. L’éditrice de ce dernier tome Marie Havránková constate :

Photo: ČT Art
« Sa correspondance est beaucoup plus ouverte, beaucoup plus actuelle que ses poèmes. La correspondance restitue l’histoire de sa vie. Si nous voulons déterminer les principaux thèmes littéraires de cette correspondance, je dirais qu'il s'agit de la poésie, des problèmes de la création artistique, des relations sentimentales et de l'amour. »

Un amour ravageur

Jiří Orten avecVěra Fingerová,  photo: Památník národního písemnictví
Au cours de sa vie Jiří Orten a écrit d’innombrables lettres à ses amis, à sa mère, à des écrivains et artistes de son temps et à ses amours. Grâce à cette correspondance abondante, nous avons la possibilité de connaître aujourd’hui aussi la profondeur et l’ampleur de la plus grande passion de sa vie, son amour pour la jeune actrice Věra Fingerová. Leurs lettres miraculeusement conservées retracent les péripéties de cet amour profond, difficile et dévastateur. Les moments de pur bonheur ne sont évoqués que rarement dans les lettres échangées entre ces deux êtres qui s’aiment et se blessent à la fois. Jiří et Věra n’échangent pas que des mots d’amour mais souvent aussi leurs doutes, leurs hésitations, leur désespoir, leurs reproches amers et parfois des manifestations d’indifférence feintes. Ils s’accusent d’infidélité, se séparent et se retrouvent comme s’ils avaient besoin, pour s’aimer, de se torturer mutuellement. Ils rêvent d’un amour absolu et c’est un rêve impossible dans le monde imparfait où ils vivent, un monde qui tombe sous l’emprise de la haine.

La rupture définitive de cette liaison orageuse en juin 1941 est pour Jiří Orten comme le prélude de sa mort. Le vécu douloureux du poète, ses angoisses, ses espoirs et désespoirs, ses nostalgies et ses interrogations qui ont nourri ses poèmes, permettront à Marie Ruth Křížková de conclure :

« Orten n’écrit pas de poèmes, il s’incarne dans sa poésie. »