La grande aventure de l’histoire tchèque en dix-neuf volumes
On a parfois l’impression que nous vivons à une époque où les gens sont trop occupés par leur présent pour s’intéresser à leur passé. Avec la publication d’un gigantesque ouvrage intitulé « La Grande histoire des pays de la Couronne tchèque (Velké dějiny zemí Koruny české) », la maison d’édition Paseka démontre cependant que, pour beaucoup, le passé est toujours bien vivant et que l’histoire n’est pas une science morte, mais, au contraire, une discipline passionnante pour laquelle ils sont prêts à faire les plus grands sacrifices.
Lors de la résurrection nationale au XIXe siècle, l’histoire a pris une place majeure dans la vie de Tchèques convaincus qu’un peuple possédant un passé a aussi le droit à un avenir. Le plus grand historien tchèque, František Palacký, a donc consacré une importante partie de sa vie à rédiger « L’Histoire du peuple tchèque en Bohême et Moravie », un ouvrage grandiose qui s’arrête cependant en 1526, au moment de l’avènement de Ferdinand de Habsbourg au trône tchèque. Plusieurs historiens ont ensuite tâché de combler le vide laissé par celui qui était surnommé le Père de la nation, mais il a fallu attendre le tournant des XXe et XXIe siècles pour qu’un ouvrage couvrant le passé du peuple tchèque depuis ses débuts jusqu’à l’époque moderne soit enfin publié. Editeur chez Paseka, Ladislav Horáček évoque la discrète naissance de ce projet qui, depuis, a pris une ampleur considérable :
« Nous avons d’abord publié un manuel d’histoire des pays de la Couronne tchèque en deux tomes qui a rencontré un grand succès. Et quand nous, les six personnes qui ont publié ce manuel, nous sommes rencontrés un jour dans une brasserie, quelqu’un a lancé l’idée de publier l’histoire tchèque en trois tomes… »Petit à petit, le projet prend une vie autonome, évolue en plusieurs étapes et ne cesse de gonfler pour aboutir à l’édition d’une œuvre monumentale sur l’histoire tchèque. Celle-ci est maintenant achevée et compte, au total, quinze tomes repartis en dix-neuf volumes. Autrement dit, il s’agit du plus grand projet tchèque de ce genre jamais réalisé. Vingt-et-un auteurs et une trentaine de rédacteurs et plasticiens déploient devant le lecteur, sur 14 000 pages, 2 819 illustrations et 161 cartes, le panorama de l’histoire tchèque depuis ses débuts jusqu’en 1945. L’historien Petr Čornej explique l’ambition des auteurs de l’ouvrage :
« Notre conception a été d’adopter une attitude différente de celle de l’historiographie tchèque d’avant 1989. Cela veut dire que l’accent ne devait pas être mis sur l’histoire économique et que nous n’avions pas l’intention d’écrire l’histoire du peuple tchèque, mais l’histoire de l’Etat tchèque ou celle des formations étatiques sur notre territoire, c’est-à-dire l’histoire de tous les peuples et des ethnies qui ont vécu sur ce territoire. »Organiser et harmoniser les travaux de vingt-et-un auteurs qui ont rédigé les différents tomes de cette épopée historique n’a pas été une mince affaire. Le travail sur l’ouvrage, prévu d’abord pour cinq ans, a finalement nécessité une quinzaine d’années. Le premier tome est sorti en 1993 et le dernier en 2013. L’éditeur Ladislav Horáček rappelle que certains auteurs se sont rendu compte, durant cette période, que la conception de l’ouvrage ne leur convenait pas et se sont retirés du projet. Il a donc fallu chercher d’autres historiens capables de poursuivre le travail entamé. Certains auteurs ne sont pas parvenus à achever leur partie de texte à la date fixée et ont eu besoin de plus de temps, ce qui a notoirement compliqué le travail de l’équipe de la maison d’édition. L’éditeur a finalement même été contraint de renoncer à l’ordre chronologique et de publier certains tomes sur l’histoire plus récente avant les volumes sur l’histoire plus ancienne. L’historien Petr Čornej ajoute, lui, que les approches des auteurs n’étaient pas toujours identiques et qu’il n’a donc pas été facile de faire en sorte que toutes ces individualités respectent la conception générale de l’ouvrage :
« Chaque auteur participant à ce projet était au courant de sa conception et se devait de respecter les règles fondamentales qui avaient été fixées pour contribuer à la cohésion de cet ensemble immense. Mais cela dépend de l’individualité de chaque historien. Certains d’entre eux sont synthétistes et donc capables de jeter un regard synthétique sur la réalité historique, et puis il y en a d’autres qui sont plutôt analystes et penchent donc vers le regard analytique, vers le traitement monographique de la matière historique. »En considérant l’ensemble des quinze tomes, Petr Čornej constate que les deuxième et troisième tomes sont plutôt analytiques, tandis que les volumes consacrés à l’histoire tchèque de 1310 à 1918 sont sur le fond synthétiques. Et finalement, l’histoire du XXe siècle étant assez spécifique et la plus proche de nous, les auteurs des tomes qui lui sont consacrés, ont conçu leurs ouvrages comme des monographies. L’éditeur a été obligé aussi parfois, pendant le travail, de modifier sa conception pour sauvegarder la qualité de l’ensemble. Petr Čornej toujours :
« Notre ambition était de couvrir l’histoire tchèque jusqu’en1993, année de la partition de la Tchécoslovaquie et de la naissance de la République tchèque indépendante. Mais, pour de multiples raisons, cela s’est avéré problématique. Une des raisons a été le fait que nous manquons encore de distance par rapport à cette période et le débat sur l’évolution d’après-guerre n’est pas encore clos. Je pense donc que cette matière doit être traitée par les générations d’historiens qui ne sont pas liées à cette période par l’expérience de leur vie. Par contre, il y a le risque que ces historiens manquent du vécu authentique lors de leur travail. »
La persévérance et l’abnégation de cette équipe passionnée d’histoire ont finalement permis de surmonter tous les obstacles. Il est évident qu’un ouvrage fruit de la collaboration de vingt-et-un auteurs ne peut pas être aussi cohérent et uni au niveau du style que l’œuvre d’un seul historien. Certains historiens ont mis l’accent sur les faits, d’autres y ont ajouté la qualité du style et fait l’étalage d’un véritable talent littéraire. C’est le cas de Petr Čornej, auteur des cinquième et sixième tomes relatifs aux guerres hussites au XVe siècle. Le texte qu’il a rédigé sur cette époque parfois considérée comme la plus glorieuse de l’histoire tchèque, est très captivant et se lit comme un roman :« On a dit que les tomes que j’ai rédigés se lisent bien, mais ce n’était pas facile, parce que je n’ai pas la plume aussi légère. Parfois, il fallait réviser les textes six ou sept fois pour alléger le style et donner du rythme à la narration. Et je dois dire que, parfois, j’ai hésité sur chaque phrase, sur chaque mot, parce que la longueur des tomes était limitée. »
Certains critiques déplorent que l’ensemble manque d’unité, mais il faut voir aussi l’aspect positif de cette diversité qui donne du caractère aux différentes parties de la série et les rend plus vivantes. Quoi qu’il en soit, les dix-neuf volumes de « La Grande histoire des pays de la Couronne tchèque » sont un exploit unique de l’édition tchèque qui restera inégalé pendant bien longtemps. La maison Paseka a ainsi réalisé, sans subvention de l’Etat, le rêve séculaire des historiens tchèques et honoré la dette que nous avions vis-à-vis de František Palacký. Nous disposons aujourd’hui d’une immense somme de connaissances et d’une inépuisable source d’informations sur notre passé dont les auteurs ont cherché à garder une objectivité maximale vis-à-vis des faits historiques. Evidemment, l’œuvre n’en reste pas moins déterminée par l’époque dans laquelle elle a été créée, c’est-à-dire par notre époque. Nous ne pouvons pas échapper aux tendances de l’époque dans laquelle nous vivons et les historiens ne font pas exception à cette règle. Petr Čornej rappelle que l’objectivité dans l’historiographie est une chose bien relative, car l’histoire change avec le temps pour être réinterprétée avec chaque nouvelle génération :« C’est toujours une nouvelle interprétation. Chaque conception de l’histoire est toujours nouvelle. C’est logique parce que chaque auteur, chaque historien, aborde cette matière par le biais de l’expérience de sa propre vie. Les faits historiques qui ont eu lieu, sont insaisissables objectivement et dans toute leur ampleur. Nous ne sommes pas capables de les saisir dans leur totalité. Nous ne choisissons donc dans l’histoire que certaines choses et nous n’en finissions pas de les interpréter. »