Sérotonine de Michel Houellebecq proclamé Livre de l’année

'Sérotonine', photo: Odeon

153 répondants ont participé l’année dernière à l’enquête du journal Lidové noviny Le Livre de l’année. Les organisateurs de cette enquête qui se veut différente des autres concours littéraires, se sont adressés à 400 personnalités de la vie culturelle, scientifique et politique et les ont invités à indiquer les trois meilleurs ouvrages de la production livresque de l’année 2019. Voici les livres et les auteurs qui ont occupé les trois meilleures places dans cette enquête.

Alena Mornštajnová : « La parole est une arme puissante. »

Alena Mornštajnová,  photo: ČT
Parmi les 153 personnes ayant répondu à cet appel il y a écrivains, traducteurs, éditeurs, critiques littéraires, chercheurs, hommes politiques et autres personnalités de la vie publique, et l’enquête peut être donc considérée comme le reflet des goûts littéraires de l’élite intellectuelle tchèque. L’enquête peut servir aussi de guide aux lecteurs qui cherchent des livres de qualité et n’arrivent pas à s’orienter dans la surproduction éditoriale actuelle.

Ce sont les auteurs tchèques qui prédominent parmi les ouvrages qui se sont classés dans la première dizaine des meilleurs livres de l’année. La troisième place a été occupée par le roman Tiché roky - Les Années silencieuses, le dernier opus d’Alena Mornštajnová (1963) qui confirme ainsi sa position d’une des meilleures, sinon de la meilleure romancière tchèque de sa génération. Elle s’est imposée sur la scène littéraire en 2017 par le roman Hana, récit sur le destin d’une femme sur le fond des événements de la seconde moitié du XXe siècle. Dans le roman Les Années silencieuses elle a choisi un sujet plus intimiste et moins influencé par les événements de la grande Histoire :

'Les Années silencieuses',  photo: Host
« J’ai voulu écrire un livre sur les gens qui se blessent par leurs paroles. Parfois nous disons quelque chose que nous ne pensons même pas, mais notre interlocuteur interprète mal ce que nous avons dit, et c’est ainsi que se produit un malentendu. La parole est une arme puissante. Il peut nous arriver aussi bien sûr de blesser volontairement quelqu’un par la parole, mais nous pouvons vexer quelqu’un aussi par le silence parce qu’il y a même des gens très proches, les membres d’une famille comme dans mon livre, qui n’arrivent pas à se parler des choses dont il faut parler. Ils sont incapables de rompre le silence qui les sépare et n’arrivent pas à s’expliquer mutuellement, à se dire où est le problème. J’ai donc voulu écrire mon livre de façon à ce que le lecteur sache où est le problème. Les seules personnes qui ne le savent pas, ce sont les deux protagonistes du roman. Le conflit entre eux est complètement inutile, il suffirait d’en parler. »

La biographie du guerrier Jan Žižka, incarnation du mouvement hussite

'Jan Žižka',  photo: Štěpánka Budková
La deuxième place dans l’enquête Le Livre de l’année 2019 est occupée par la biographie consacrée à Jan Žižka, une des plus grande figures de l’histoire tchèque. Figure de proue du mouvement hussite qui a ébranlé l’Europe catholique dans la première moitié du XVe siècle, Jan Žižka n’en est pas moins un personnage très controversé. Chef militaire génial et toujours victorieux pour les uns, commandant féroce, sanguinaire et démoniaque pour les autres, Jan Žižka n’est pas seulement un personnage historique, mais aussi l’incarnation du mouvement hussite et des tendances qui ont abouti à la Réforme. L’historien Petr Čornej (1951) a réuni dans sa grande biographie de Jan Žižka les résultats des recherches de toute une vie :

« C’est un livre qui retrace la période entre 1360, c’est-à-dire l’année probable de la naissance de Jan Žižka, et sa mort survenue le 14 octobre 1424. J’ai essayé de pénétrer dans le for intérieur de Jan Žižka, d’explorer son âme à fond. C’était une grande aventure parce que nous manquons de sources. Il y a cependant aussi notre connaissance de la mentalité médiévale. Nous disposons au moins de ce que nous savons de la vie des gens de cette époque, de leurs pensées et de leurs valeurs. »

Petr Čornej,  photo: ČT
Dans son livre Petr Čornej replace la vie et les actes de Jan Žižka dans leur contexte historique et cherche à débarrasser la figure de ce grand combattant des interprétation idéologiques du XIXe et du XXe siècles. Il démontre que nous ne pouvons pas comprendre et juger à leur juste valeur les intentions, les aspirations et aussi la cruauté de certains actes de ce grand stratège sans tenir compte de sa foi profonde, des convictions de l’époque et de l’aspect cruel qui était typique pour les guerres de religion en général. « J’ai écrit ce livre la bible à la main », dit-il.

Michel Houellebecq ou le charme corrosif d’un trouble-fête

Bien que les auteurs tchèques prédominent parmi les dix meilleurs livres de l’enquête de Lidové noviny, c’est un roman français, Sérotonine de Michel Houellebecq (1956) qui s’est classé à la première place. L’auteur est resté fidèle à sa réputation d’écrivain corrosif, de trouble-fête jetant un regard pessimiste et désabusé sur la société actuelle et qui cherche à dévoiler sa faiblesse, sa fragilité et son hypocrisie. Parmi les personnes participant à l’enquête qui ont considéré le roman de Michel Houellebecq comme le livre de l’année, il y entre autres aussi le politologue Jiří Pehe, l’ancien président tchèque Václav Klaus et le président de la Cour constitutionnelle Pavel Rychetský. Le critique littéraire Jan Bělíček a résumé ses impressions de la lecture du roman par ces paroles :

'Sérotonine',  photo: Odeon
« Je pense que ce livre, aussi nihiliste, cynique, malicieux et chauvin soit-il, est aussi étonnamment calme, mélancolique, dépressif et sombre. L’auteur ne s’attarde pas trop sur les thèmes controversés. (...) C’est un roman typique pour Michel Houellebecq autant par son style souple et spirituel que par sa forme. (…) Ce qui a été le plus intéressant pour moi, c’était probablement le thème de la révolte des agriculteurs. La critique française y a vu une anticipation fascinante comme si Michel Houellebecq avait prédit la naissance du mouvement des gilets jaunes. Il a remis le manuscrit du roman à l’éditeur, si je ne m’abuse, en juillet 2018, donc au moment où ce phénomène était encore tout à fait inconnu. »

Michel Houellebecq,  photo: Mariusz Kubik,  CC BY 3.0
Selon l’écrivain et journaliste tchèque Ivan Adamovič il serait dommage cependant de réduire la portée du roman de Michel Houellebecq au don de son auteur de prévoir l’évolution de la société. Pour lui, les grands thèmes de Sérotonine sont l’amour et les sentiments ou plutôt le manque de sentiments, et l’auteur évoque aussi une certaine incompatibilité des sexes, les aspirations sexuelles des hommes et des femmes qui ne sont pas les mêmes et ne fusionnent que rarement. Ivan Adamovič apprécie également l’humour très particulier avec lequel Michel Houellebecq réussit à caractériser le héros de son roman. Et le critique Jan Bělíček ajoute encore un autre aspect pour lequel il faut lire les livres de Michel Houellebecq :

« Je pense qu’il faut lire Michel Houellebecq parce que c’est un auteur qui sait absorber d’une certaine façon les remous sociaux autour de lui et il sait les transformer en… je ne veux pas dire en récits parce que le récit dans Sérotonine n’est pas tellement important. Le récit dans ce roman se volatilise, s’esquive pour émerger plus tard. Mais s’il faut lire donc les romans de Houellebecq ce n’est pas tellement pour le récit mais parce qu’il en dit long sur l’Europe actuelle et particulièrement sur la France. »

Il n’y a que trois noms étrangers parmi les dix auteurs des meilleurs livres de l’enquête de Lidové noviny dont deux écrivains français - Michel Houellebecq et Delphine de Vigan. Les participants ont distingué le roman Les Gratitudes de Delphine de Vigan dont la traduction tchèque a été publiée aux éditions Odeon en 2019. Rappelons que la romancière, dont la majorité des œuvres a été déjà traduite et publiée en tchèque, a accordé un entretien à Radio Prague International en mars dernier. Il semble donc, et c’est la conclusion positive que nous pouvons tirer des résultats de l’enquête Le Livre de l’année, qu’au seuil de la troisième décennie du XXIe siècle, l’intérêt des lecteurs tchèques pour la littérature française est considérable et que les contacts entre les cultures française et tchèque sont toujours vivants.