La pensée phénoménologique de Jan Patočka

Jan Patočka

Dissident, Jan Patočka fut porte-parole de la Charte 77, aux côtés de Václav Havel et de Jiří Hájek. Né en 1907 et décédé en 1977 des suites d’un interrogatoire, ce philosophe est surtout connu pour son engagement politique dans la dissidence. Pourtant, il est aussi une figure majeure de la philosophie du XXème siècle. Dans un entretien avec Karel Novotný, chercheur en philosophie à l’Académie des Sciences et responsable à Prague du Master Europhilosophie, Radio Prague s’intéresse à la pensée philosophique de Patočka et précisément ses travaux phénoménologiques.

Jan Patočka est philosophe, plus précisément phénoménologue. Par exemple, il a été disciple de Heidegger ou de Husserl. En faisant de la phénoménologie, que cherche à comprendre Patočka ?

« Il est effectivement élève de Husserl et de Heidegger, dans les années 1930. Il est allé en Allemagne à cette époque, en 1933, à l’époque où les nazis ont pris le pouvoir. Mais il s’est penché sur la philosophie théorique de Husserl et sa thèse d’habilitation porte sur le problème du monde naturel en tant que problème philosophique, ça reste l’axe de sa pensée philosophique jusqu’à la fin de sa vie. Là, c’était plutôt l’influence d’Edmund Husserl. Mais il a été aussi auditeur des cours de Heidegger à Fribourg et il s’est intéressé profondément aux questions de l’historicité : qu’est-ce que fait l’histoire ? Quel est le rôle de l’historicité humaine pour la compréhension de l’histoire ? »

Vous évoquiez la question du problème du monde naturel. Comment pourrait-on expliquer simplement les questions que se pose Patočka, ce qu’il cherche à comprendre, ce qu’il cherche à expliquer ?

« La question classique de la philosophie occidentale, de la philosophie en tant que telle, est la question ‘qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui est véritablement là ?’. Et la phénoménologie à partir d’un certain moment a posé ces questions en se demandant : ‘quelle est la donation naturelle du monde ?’. Le monde est la réalité dans laquelle nous vivons, la phénoménologie se demande comment elle est donnée, cette réalité englobante qui est le monde. Il y a plusieurs modes d’accès à ce problème : la méthode classique husserlienne, c’et-à-dire l’analyse intentionnelle, il y a intentionnalité de la conscience qu’on peut analyser, qui nous fait découvrir la structure de nos modes d’accès au monde. C’est le point de départ de la phénoménologie classique que Patočka s’est appropriée dans les années 30 pour élaborer une conception critique par rapport à la phénoménologie classique. Là c’est un projet, il n’y a donc pas un livre systématique, mais il y a plusieurs articles publiés consacrés à ce projet de la phénoménologie asubjective, c’est son alternative à la phénoménologie classique, qu’il a proposée à la fin de sa vie. »

Vous évoquiez aussi les questions liées à la philosophie de l’histoire qu’étudie Patočka. Dans ce projet-là, quelles questions se pose-t-il ?

« On a des très beaux textes des années 1930 déjà sur la question de l’historicité de l’homme où il étudie et confronte plusieurs approches de l’existence humaine – ‘comment expliquer l’existence humaine ?’. On peut dire qu’il y a des lois naturelles, de l’histoire même, qu’on peut constater, et le rôle de l’Homme est de remplir certaines tâches pré-tracées par ces lois-ci. Patočka, par contre, met l’accent sur la liberté de l’homme à dépasser les limites de ce qui est donné en tant que règle sociale, en tant que règle de compréhension. Il joue avec l’opposition du quotidien, de l’auto-explication quotidienne de l’existence humaine, du monde englobant d’une part, et d’autre part entre la possibilité de briser ce cadre là pour se poser la question de ce que je dois faire dans ma vie. Et là on n’a pas de mesure donnée, on est exposé à une question qui n’a pas de réponse, on est exposé à une recherche de sens qui exige de ma part une certaine transcendance de ce qui est donné. Et c’est dans cette dimension de la transcendance comme mouvement de la compréhension humaine qu’il voit la racine de l’historicité, de notre histoire : l’histoire européenne est animée par ce mouvement de la transcendance, pour Patočka. J’ai simplifié l’opposition entre la quotidienneté et l’authenticité de ce mouvement de transcendance mais je crois que c’est ça le noyau de son approche de l’histoire qu’il garde dans ses derniers écrits, comme les Essais hérétiques. »

Et Patočka étudie aussi la dimension morale de l’homme…

« En lisant justement les Essais hérétiques, vous trouvez une thèse assez forte qui dit que la naissance de la philosophie est le questionnement du sens et est contemporaine de la naissance du politique, du politique comme questionnement sur l’auto-organisation de la société humaine qui n’est plus gouvernée par les lois mythiques ou autres, mais où l’Homme doit se poser la question de la coexistence des humains. Il voit un parallèle très étroit entre la naissance du questionnement philosophique et la question de l’auto-organisation de la société humaine. »

Ce sont ces questions qui vont conduire, d’une manière ou d’une autre, à l’engagement politique de Patočka au sein de la Charte 77 ?

« Je dirais qu’avec cette philosophie du mouvement de transcendance ou du mouvement de la liberté, il a une base pour un engagement politique. Pour moi, c’était un érudit : s’il n’y avait pas eu les régimes nazis et communistes, il aurait eu une carrière académique par excellence. Mais il se trouve qu’il vivait dans des conditions de totalitarisme, qu’il a été exclu à plusieurs reprises de cette sphère académique qui normalement lui était propre : sa philosophie, sa réflexion approfondie sur l’existence humaine, et notamment sa réflexion sur la liberté, était une base pour un engagement politique. Ce sont ainsi les textes de la Charte 77 et surtout son engagement de porte-parole : les textes de la Charte 77 mettent l’accent sur l’autonomie de l’action morale de l’homme, une application de sa conception de la liberté dans le domaine de l’action ; son engagement va de pair avec cette idée de l’autonomie morale et politique de l’homme. »