La qualité de l'enseignement professionnel, un nouvel enjeu pour l’industrie tchèque

Photo: Archives du gouvernement tchèque

Comme en France et d’autres pays en Europe, l’industrie tchèque commence à souffrir d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Certains secteurs peinent à trouver des candidats à l’embauche. Quel regard portent donc les entreprises industrielles sur la qualité de l’enseignement et de la formation professionnelles ? C’est la question que s’est posée la Chambre de commerce franco-tchèque (CCFT). Pour y répondre, un sondage a été mené en fin d’année dernière auprès de 200 petites et moyennes entreprises. Directeur de la CCFT, Jaroslav Hubata-Vacek explique quels sont les principaux enseignements de cette étude :

Jaroslav Hubata-Vacek,  photo: Archives de Jaroslav Hubata-Vacek
« La CCFT organise depuis quelques années ce genre de sondages, qui sont souvent suivis de la remise des prix de la CCFT. L’année dernière, nous nous sommes consacrés au thème de l’utilisation transparente et responsable des fonds européens par les petites et moyennes entreprises. Cette année, nous avons pointé un thème au cœur de l’actualité, à savoir la formation professionnelle secondaire. En effet, nous voyons de plus en plus de petites, de moyennes, mais aussi de grandes sociétés qui commencent à se plaindre du manque de main-d’œuvre qualifiée. »

Cette situation n’est pas propre à la République Tchèque, c’est le cas aussi par exemple de la France, où on a mis l’accent sur le tertiaire, où on a fermé des usines, où on a délocalisé beaucoup d’entreprises. Alors, quelle est la situation aujourd’hui en République Tchèque, pays qui autrefois était une place forte de l’industrie européenne et même mondiale ? Comment la situation a-t-elle évolué ? Où en est-on aujourd’hui concrètement en République Tchèque par rapport aux autres pays européens, bien sûr par rapport à la France, mais aussi par exemple par rapport à l’Allemagne voisine?

« Etant donné que nous connaissons bien la situation actuelle en France, nous savons de quelle manière on a procédé à la délocalisation de certaines industries, et comment le passage vers le tertiaire a été massif et très important. La République Tchèque aujourd’hui est dans une situation différente. C’est encore un pays avec une part importante de son PIB due à l’industrie, qui en représente actuellement 38%. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où nous nous targuons de la très bonne qualité de notre industrie, des prouesses de notre économie, des chiffres de nos exportations. Mais ce que l’on peut aussi voir, c’est effectivement un certain désintérêt de la part des jeunes générations depuis une dizaine ou une quinzaine d’années pour les emplois industriels. Nous pensons pour notre part qu’il est très important tout d’abord que l’Etat commence à promouvoir les professions industrielles, mais également que le secteur privé, à savoir les grandes entreprises, mais aussi les petites et moyennes, pensent à leur avenir et commencent à agir de manière proactive, par exemple en créant ou en soutenant des écoles privées ou publiques, ou certaines formations spécifiques. »

Vous avez évoqué le désintérêt des jeunes pour les formations techniques. D’où provient selon vous ce désintérêt ?

Photo: Archives du gouvernement tchèque
« Je pense que c’est une tendance des sociétés évoluées, des sociétés qui ont atteint un certain niveau de richesse. Le modèle pour les jeunes d’aujourd’hui, ce n’est pas tellement le bleu de travail, mais plutôt le costume-cravate. Les gens veulent ou s’imaginent plus facilement travailler dans une banque, devenir avocat, ou travailler dans le commerce que dans les métiers industriels. Nous pensons toutefois qu’en Allemagne ou en Autriche, l’Etat mais aussi le secteur privé en font plus pour attirer suffisamment de jeunes vers ces professions. Il nous semble qu’il est grand temps que l’Etat et le secteur privé en République Tchèque réagissent de la même manière. »

Concrètement, quelles sont les solutions qui pourraient être apportées pour renverser cette situation et de nouveau intéresser les jeunes ?

« Il y a des choses qui ont été mentionnées dans notre sondage concernant d’un côté ce que devrait faire l’Etat, et d’un autre ce que pourraient faire les entreprises elles-mêmes. On mentionne que l’Etat devrait promouvoir davantage, devrait probablement procéder à certaines réformes de la formation secondaire. On parle beaucoup aujourd’hui du système allemand, avec la formation duelle, à savoir le fait que les élèves passent une partie de leur temps, et même la majorité de leur temps, dans les écoles, mais aussi une part très importante directement dans les entreprises, ce qui fait que le passage de l’école à l’entreprise est presque automatique, puisque les entreprises ont déjà formé 'sur mesure' leur futurs employés. Ensuite, ce qui est mentionné du côté du secteur privé, c’est qu’il va falloir que les entreprises pensent d’avantage à leur avenir, qu’elles commencent à agir de manière proactive, par le financement de certaines formations spécifiques, ou par l’aide financière ou la collaboration avec des écoles publiques ou privées de formation professionnelle, avec aussi éventuellement des stages de longue durée. Mais il va aussi falloir attirer les jeunes par une augmentation progressive des salaires, parce que nous pouvons constater que dans certaines petites et moyennes entreprises de production dans les régions tchèques, le salaire reste encore très bas, ce qui n’est pas très motivant pour les jeunes. »

Vous avez évoqué un point intéressant, en parlant notamment de l’Allemagne, qui est la formation des jeunes par les entreprises elles-mêmes. Les entreprises en République tchèque sont-elles prêtes à faire le pas et à former elles-mêmes leurs jeunes, puisqu’elles se plaignent de la formation des diplômés, et puisqu’on voit aussi, avec votre sondage, que le profil recherché par les entreprises est celui d’un diplômé possédant déjà une expérience de trois à cinq ans et ayant déjà un certain âge ? Or, on sait que ce n’est pas simple pour les jeunes de trouver leur place sur le marché du travail et de trouver une entreprise. Les entreprises sont-elles donc également prêtes à faire en sorte d’améliorer la situation ?

Photo: Carl Dwyer,  freeimages
« Ce sondage et les prix qui vont suivre devraient justement pointer des cas d’entreprises qui s’intéressent à cette question de manière proactive. Puisque ce que l’on constate jusqu’à aujourd’hui, c’est que les entreprises, notamment petites et moyennes, font face à la situation de manière attentiste : ‘c’est quelqu’un d’autre qui doit faire le travail de former mes futurs employés’, ‘ce n’est pas mon problème’, ‘c’est l’Etat qui doit le faire’, ‘c’est les grandes sociétés qui ont les moyens qui peuvent le faire’, etc. Mais nous pensons que des entreprises qui ont une centaine d’employés peuvent très bien agir de manière proactive et collaborer de manière plus intense avec les écoles de formation, pas forcément en donnant beaucoup d’argent mais par exemple en soutenant une formation, une profession, un métier spécifique dans une école existante. Ensuite, en ce qui concerne l’adoption ou non du modèle allemand, cela revient aujourd’hui à l’Etat, au ministère de l’Education nationale, puisque les grandes entreprises mentionnent déjà le système de formation duelle comme un modèle que nous devrions suivre, mais ce sera sans doute l’objet de négociations entre les syndicats et les confédérations professionnelles d’une part, et l’Etat et le ministère d’autre part. »

On parle souvent des écoles mais, autrefois, le modèle, que ce soit dans l’industrie, dans les petites entreprises, chez les artisans, était d’avoir des apprentis, c’est-à-dire des jeunes qui n’étaient pas forcément qualifiés mais que l’on formait sur le tas, par la pratique. Pensez-vous que c’est quelque chose qui existe encore ou qui se perd ? Parce que les écoles et les diplômes, c’est très bien, mais on est dans des domaines très techniques où il y a un savoir-faire qui est important et qui, peut-être, ne se transmet plus et que les entreprises ne veulent plus transmettre.

« Avec une généralisation des systèmes de formation où l’Etat demande un certain niveau de formation, je pense que ce qui s’est produit, c’est que le système de formation s’est détaché de l’industrie elle-même. Les écoles – je pense là aux lycées professionnels ou aux établissements qui forment les apprentis - sont devenues probablement trop théoriques. La part de la pratique, de l’apprentissage dans l’entreprise, est trop basse aujourd’hui. C’est pourquoi les personnes qui ont répondu à notre sondage mentionnent justement la très faible préparation des jeunes qui sortent de ces écoles. C’est souvent la raison pour laquelle les entreprises ne veulent pas les embaucher, et préfèrent embaucher des personnes qui ont au moins trois ou cinq ans d’expérience et ont déjà acquis les bonnes habitudes professionnelles. »

Quels sont les autres reproches qu’adressent les entreprises à la formation technique, au-delà de ce manque de pratique ?

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« Ce qui est mentionné le plus souvent, c’est la faible préparation pratique, quasiment la moitié des personnes ayant répondu au sondage le mentionne. Ensuite, ce sont certaines compétences sociales, comme si ces écoles ne préparaient pas assez les jeunes à travailler en équipe, à respecter certaines normes de base par rapport à la hiérarchie de l’entreprise, etc. Ce qui est mentionné aussi, c’est la faible flexibilité de ces personnes, ainsi que de leur faible préparation linguistique. Aujourd’hui, le fait que la grande majorité de l’industrie tchèque soit dans les mains de propriétaires étrangers, allemands, français, autrichiens, fait que même quelqu’un qui sort d’une école secondaire ou d’une école d’apprentissage devrait être en mesure d’avoir une conversation en allemand, en anglais ou, pourquoi pas, en français. On mentionne enfin la faible préparation théorique. »

Quels sont les secteurs d’activité qui souffrent le plus de ce problème en République Tchèque ?

« C’est surtout le domaine de la construction, avec des professions comme électricien ou maçon, qui manquent déjà sur le marché, et qui viendront encore à manquer d’ici cinq à dix ans selon les sondés, ainsi que celui de la mécanique, avec des professions comme soudeur pour lesquelles on a du mal à trouver des personnes qualifiées pour utiliser des machines sophistiquées. »

Pourquoi vous êtes-vous intéressés plus spécialement aux petites et moyennes entreprises ?

« Aujourd’hui, on peut constater que certaines grandes entreprises tchèques ont fait l’effort de former des jeunes, comme Škoda Auto, qui s’est doté d’un système d’école qui va de la formation secondaire à l’université, et comme un certain nombre d’autres grandes et moyennes entreprises qui ont gardé, même pendant la difficile période des années 1990, leur école d’apprentissage. Mais ce sont justement les PME qui, bien qu’elles représentent plus de la moitié du PIB, pensent que quelqu’un d’autre va former les jeunes à leur place – soit l’Etat, soit les grandes entreprises. Nous pensons, au contraire, que ce rôle revient aussi aux PME, qui devraient s’impliquer de manière proactive dans ce processus. C’est pourquoi le thème du prix de la CCFT pointe cette année ce domaine. Nous allons activement chercher des PME qui aujourd’hui forment des jeunes, soit en ayant leurs propres écoles, soit en cofinançant les écoles publiques ou certaines formations spécifiques dans des écoles publiques ou privées, et nous allons parler de ces cas positifs afin d’inspirer d’autres PME. »

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En tant que président de la CCFT, vous êtes souvent en contact avec des entreprises françaises qui se sont installées ou qui viennent s’installer en République tchèque. Quel regard ces entreprises portent-elles sur les jeunes tchèques et sur la formation professionnelle et technique ?

« Globalement, la grande majorité des patrons sont très contents que ces filières existent en République Tchèque, en mentionnant très souvent le très bon niveau de formation technique des employés tchèques. On retrouve toutefois la même inquiétude concernant le manque de jeunes ayant certains profils, manque qui risque de s’aggraver si on n’en attire pas davantage. Ce phénomène commence donc également à préoccuper les patrons des sociétés françaises et des filières françaises qui sont installés ici. Vous savez que Saint-Gobain a une quinzaine de filiales de sociétés de production en République Tchèque dans divers coins du pays, et en discutant avec eux, on voit que la situation peut être préoccupante dans certaines régions du pays. »