Le 20ème siècle vu par Patrik Ourednik

"Il se peut que j'aie une oreille sensible pour les stéréotypes et la langue vide de sens et que je sois capable de reproduire cette langue en tenant compte du fait que cette langue vide de sens n'est jamais tout à fait vide, car il y reste toujours des résidus d'idées et d'idéologies se rapportant à des choses qui, au début, pouvaient être vivantes." C'est ainsi que parle de lui-même Patrik Ourednik, auteur du livre Europeana, qui a remporté l'enquête sur le livre de l'année 2001 organisée par le journal Lidove noviny.

Fils d'une mère française et d'un père tchèque, Patrik Ourednik a passé sa jeunesse en Tchécoslovaquie. Il est né en 1957. Aujourd'hui il vit à Paris. Il a décidé de quitter la Tchécoslovaquie en 1983. Il ne voulait plus vivre dans un pays qui semblait se résigner à l'occupation soviétique. "J'avais 26 ans, se souvient-il, et ma motivation première était - outre une vague peur de la prison et un dégoût croissant à l'idée que je devrais passer toute la vie dans ce marasme - la curiosité, voire quelque chose de plus enfantin, la soif de connaître de nouvelles choses. Je pensais que chacun avait le droit à un peu de rigolade et j'étais curieux de voir sous quelle forme elle se présenterait dans ma vie." Bilingue, Patrik Ourednik commence à traduire à 17 ans. En partant en France il nourrit le projet de publier les textes français qui seraient traduits en tchèque par des traducteurs vivant en Tchécoslovaquie, publiés en France et diffusés parmi les lecteurs tchèques. Il est évident que ce projet soutenu et patronné par la Section de jazz se heurtera à la résistance des autorités totalitaires. La Section de jazz, association d'artistes et d'intellectuels qui étouffent sous le communisme et dont les activités corrosives agacent le régime, est interdite et dissoute, mais le projet de traduction de textes se poursuivra encore grâce à la collaboration de quelques-uns des meilleurs traducteurs de l'époque dont Pelan, Dufkova, Jamek, Wernisch, Vladislav, Effenberger, Neumann. Patrick Ourednik lui-même traduit de nombreux livres français en tchèque (Rabelais, Jarry, Vaché, Queneau, Becket, Béalu, Michaux, Vian, Simon, Butor) et de livres tchèques en français (Vancura, Hrabal, Holan, Skacel, Holub, Grusa, Wernisch). Dès 1992 il publie aussi ses propres textes. Il commence par la poésie et passe à la prose. Il se fait connaître au lecteur tchèque cependant surtout par deux ouvrages du genre encyclopédique. Déjà en 1988, il a écrit son dictionnaire du tchèque non conventionnel au titre intraduisible "Smirbuch de la langue tchèque" et, en 1994, il récidive avec un recueil de locutions bibliques et apocryphes "... car il n'y a rien de nouveau sous le soleil". Dans son Smirbuch il a tenté de répertorier les multiples facettes de la langue parlée et argotique. Ce dictionnaire des argots tchèques manquait sensiblement sur le marché et il devient un instrument très utile pour les lecteurs, les traducteurs et pour tous ceux qui s'intéressent aux métamorphoses de la langue tchèque. D'ailleurs les problèmes de la langue ne cesseront d'intriguer Patrik Ourednik même dans la suite de sa carrière. En 1997 il publiera un essai intitulé "A la recherche de la langue perdue". Toute sa production est marquée par l'intérêt pour les aspects drôles et surprenants de la vie, la recherche des formes et des genres encore inexplorés et un omniprésent esprit de jeu. Il joue avec les mots, mais aussi avec l'histoire, les événements, les disciplines, les lecteurs. Il ne se refuse qu'à un seul jeu. Ce co-auteur des encyclopédies publiées par la maison d'édition Robert Laffont et de l'Encyclopedia Universalis refuse de jouer les chercheurs sérieux.

Tous les ans je vous parle dans cette rubrique de l'enquête sur le meilleur livre de l'année organisée par le journal Lidove noviny. Cette fois-ci les lecteurs du journal ont réservé la première place au livre de Patrik Ourednik intitulé "Europeana ou le Précis d'histoire du 20ème siècle". Difficile de décrire ce livre insolite qui nous raconte le 20ème siècle sans aucun ordre chronologique et compose devant le lecteur une mosaïque aussi bigarrée que bizarre. L'auteur saute avec une légèreté effarante d'un thème à l'autre en confrontant des événements, des mouvements, des épisodes souvent hétéroclites et en créant des contextes inattendus. Avec une fausse naïveté il nous raconte des histoires parfois drôles, parfois atroces, il évoque des idées et des mouvements idéologiques qui ont marqué le siècle. Il nous amuse, il nous choque et nous pose énormément de questions sans jamais les formuler. Il ne porte jamais de jugements sur les événements, les idées et les idéologies dont il parle. Il se limite à les confronter et cela donne à son texte un effet comique souvent irrésistible. Le lecteur ne sait pas si tout ce qu'il lit est la vérité, si l'auteur se base sur de véritables documents historiques, s'il n'invente pas une partie de ses histoires à la manière des palabreurs, ces héros des romans de Bohumil Hrabal qui utilisent la réalité pour la déformer, la transfigurer et pour en nourrir leur fantaisie.

Le récit sur l'histoire du 20ème siècle ne peut éviter les deux guerres mondiales et la barbarie de l'holocauste qui a marqué cette époque historique. Ces thèmes reviennent dans de divers contextes et sous des éclairages surprenants. "La première guerre mondiale a été une guerre des nations, lisons-nous dans le livre, et les patriotes et les gens croyaient beaucoup en le patriotisme et en l'âme nationale et en les monuments des soldats tombés et encore longtemps après la Deuxième guerre mondiale, dont on disait que c'était une guerre des civilisations, les gens se concevaient (se percevaient ?) plus comme une nation que comme une civilisation, et chaque nation avait ses traits spécifiques. Et les Anglais étaient pragmatiques et les Anglaises avaient de grands pieds et les Italiennes avaient de grosses poitrines et les Italiens étaient insouciants et les Allemands étaient soucieux de l'hygiène et n'avaient aucun sens de l'humour. Et les Irlandais étaient toujours ivres, et les Ecossais étaient de bons marcheurs et les Français étaient arrogants et les Grecs étaient complexés et les Tchèques étaient lâches et les Polonais toujours soûls et les Italiens bruyants et les Bulgares arriérés et les Espagnoles lugubres et les Hongrois prétentieux..." Ainsi Patrik Ourednik réussit dans quelques phrases à résumer les réputations de divers peuples et aussi des préjugés sur leurs caractères nationaux. Exploitant à fond cette méthode de confrontation il jette sur le même tas deux guerres mondiales, la société de consommation, la révolution des bolcheviques et la révolution sexuelle, les camps de concentration, la guerre froide, le premier pas de l'homme sur la Lune, l'antisémitisme, le rideau de fer, les bébés éprouvette, la chute du mur de Berlin, la théorie de la relativité, l'émancipation de la femme, la dictature du prolétariat, les sectes, la psychanalyse, l'intégration européenne, les Juifs en Palestine, la sexualité infantile, l'universalisme, les théories de la fin du monde etc, etc...

On pourrait poursuivre encore longtemps ce bilan d'un livre qui est aussi celui d'un siècle, un texte qui est un tourbillon de faits, de théories et de vérités pures qui se contrarient et se démentissent mutuellement. "Si nous concevons ce texte comme un essai historique et philosophique sur l'Europe du 20ème siècle, écrit Vlastimil Harl dans la postface du livre, malgré les faits historiques nous serons pris progressivement par l'inquiétude, l'incertitude, le malaise: est-il possible que, de même que le refrain de la voix du peuple (ce que les gens disaient, ce qu'ils pensaient, ce qu'ils souhaitaient), aussi ce que disaient de divers philosophes, anthropologues, mathématiciens, astrophysiciens, linguistes, sociologues, psychologues etc., ne serait qu'une fable, une parodie, une fiction? Aucun message définitif ne nous donnera la clé qui nous permettrait de claquer la porte sur le texte de Ourednik et de partir avec la sensation d'avoir trouvé la réponse."