Le Douanier Rousseau s’expose enfin à Prague
Depuis la mi-septembre, la Galerie nationale propose au palais Kinský, au cœur de Prague, une belle exposition consacrée au Douanier Rousseau. C’est la toute première fois que ce peintre majeur du tournant des XIXe et XXe siècles, considéré comme le grand représentant de l’art naïf et connu pour ses peintures représentant des jungles luxuriantes et des combats de fauves et d’autres bestioles, bénéficie d’une telle rétrospective en République tchèque. Kristýna Brožová, la commissaire de cette exposition intitulée « Le Douanier Rousseau et son paradis perdu », a accordé une petite visite guidée à Radio Prague.
Déconstruire les mythes associés au Douanier Rousseau
Longtemps les toiles peintes par Henri Rousseau, ce natif de la ville de Laval qui a vu le jour en 1844, ont suscité l’incompréhension. La simplicité de son coup de pinceau, son absence de perspective, le caractère peu expressif des personnages qu’il peint, l’aspect enfantin de ses tableaux, tout cela fait l’objet de moqueries.Il faut atteindre la fin du siècle pour que le Douanier puisse se consacrer entièrement à la peinture et commencer à acquérir une reconnaissance qu’il doit grandement à la génération à venir, celle qui va amener les révolutions artistiques du début du XXe siècle. Voilà ce que nous a tout d’abord expliqué Kristýna Brožová, avant de revenir sur la genèse d’une exposition qui témoigne rétrospectivement de l’importance de l’influence de la peinture de Rousseau :
« Il y avait plusieurs jeunes peintres qui ont commencé à aimer ses œuvres, par exemple Pablo Picasso, Félix Vallotton, Robert Delaunay… Ces jeunes peintres ont commencé à aimer ces tableaux plutôt à la fin de sa vie. En 1906-1907, il a fait la connaissance de plusieurs peintres et galeristes et il a commencé à vendre des tableaux. »
Qu’est-ce qu’ils ont trouvé dans ces tableaux ? Qu’est-ce qui leur a plu dans ce style assez unique ?« Quand on voit un tableau du Douanier Rousseau, on sait que c’est le Douanier Rousseau, parce qu’il simplifiait toutes les choses mais pensait être un peintre réaliste, car il voulait peindre tous les détails, toutes les couleurs. Et ses tableaux sont un peu vivants. »
Ces tableaux sont actuellement montrés à Prague dans le cadre de cette exposition, « Le Douanier Rousseau et ses paradis perdus ». C’est une exposition qui a été montré auparavant à Venise et à Paris. Comment la Galerie nationale a-t-elle organisé l’exposition et la montre à son tour ?
« L’exposition est organisée grâce à la coopération avec le musée d’Orsay. Les auteurs de l’exposition Gabriella Belli et Guy Cogeval ont beaucoup aidé pour préparer cette exposition, ainsi que les commissaires de l’exposition à Paris, Claire Bernardi et Beatrice Avanzi en ce qui concerne les prêts des œuvres. Ce sont en effet le musée d’Orsay et le musée de l’Orangerie qui ont prêté plusieurs tableaux. »
L’exposition permet de tordre le cou à certaines légendes autour du Douanier Rousseau. Quelles sont ces légendes ?
« Par exemple en réalité, le Douanier Rousseau n’était pas douanier, il travaillait à l’octroi. Une autre légende qui est très connue, c’est que beaucoup de gens pensent qu’il est allé au Mexique. Mais ce n’est pas vrai, il est resté toute sa vie en France. »
Il y aussi la question de son académisme. On a prétendu ou il a prétendu qu’il était autodidacte, qu’il avait appris la peinture tout seul. Or ce n’est pas tout à fait exact…« Ce n’est pas tout à fait exact parce qu’il a reçu des conseils de deux peintres académiques, de Gérôme et Clément. Et aussi, grâce à Clément, il a reçu la carte de copiste pour les galeries françaises. Il pouvait par exemple faire des copies au musée du Louvre et dans les autres galeries. »
Ainsi Henri Rousseau doit son surnom du douanier à son ami, ce farceur d’Alfred Jarry. Jusqu’en dans les années 1890, il travaille en effet, non pas comme douanier, mais à l’octroi de Paris, une institution chargée de collecter les taxes sur les marchandises entrant dans la capitale. Auparavant, il était dans l’armée, où il s’était engagé comme volontaire. De là provient cet autre mythe associé à la figure de Rousseau, selon lequel il aurait été de l’expédition militaire française au Mexique dans les années 1860, expérience qui aurait influencé ses travaux de peinture. S’il a pu discuter avec des soldats ayant participé à cette aventure, il n’a jamais traversé l’Atlantique pas plus qu’il n’a participé à la moindre bataille lors de la guerre avec la Prusse. Au-delà de ces légendes, l’exposition pragoise permet de se familiariser avec différents aspects de l’œuvre du Douanier Rousseau…
De la mort au paradis perdu : une exposition à thèmes
Comme au musée d’Orsay, l’exposition est organisée autour de différentes salles à thème. Il y a le portrait, la mort, la jungle, les paysages… Vous avez gardez cette structure. Pouvez-vous nous expliquer sa logique ?« Nous avons gardé cette structure parce que ce sont les sujets, les thèmes qui dominent chez Rousseau. Mais nous y avons ajouté des artistes tchèques, parce que beaucoup d’artistes tchèques ont été influencés par Rousseau dans les années 1920, dans les années 1930, et c’est une bonne chose de pouvoir voir des œuvres du Douanier Rousseau un peu en contexte. Mais les salles sont organisées d’après les sujets. Par exemple, vous commencez avec la guerre et vous finissez avec le paradis, les forêts tropicales. »
La fin est plus positive que le début…
« Oui, c’est vrai mais pour le début, j’ai choisi la guerre car je pense que c’est une œuvre qui est plus dynamique que les autres. Les autres œuvres de Rousseau sont un peu statiques, un peu calmes. Et c’est bien d’avoir quelque chose qui ouvre l’exposition. »L’exposition offre donc de mettre en perspective le traitement original d’un sujet par différents artistes de l’entourage proche ou lointain du Douanier Rousseau. Le visiteur peut découvrir son attachement aux détails dans son traitement d’une nature morte, quand par exemple Picasso, sur un sujet similaire, proposera une lecture plus fragmentaire pour appréhender l’objet dans sa totalité. Il est possible de faire des relations de ce type notamment avec les nombreux paysages peints par Rousseau.
Le Douanier Rousseau et le milieu artistique tchèque
Mais on y constate aussi l’influence qu’Henri Rousseau, qui meurt en 1910 après avoir souffert d’une gangrène à la jambe, a pu exercer sur différents artistes tchèques, en particulier dans les années 1920, à une époque où les échanges artistiques entre les deux pays sont très riches… Kristýna Brožová :Sur ces artistes tchèques, on trouve Jan Zrzavý, Toyen, etc. Pouvez-vous nous parler concrètement de l’influence que le Douanier Rousseau a pu avoir sur le milieu artistique tchèque et comment les artistes tchèques ont-ils eu connaissance des travaux du Douanier Rousseau ?
« Il y a eu plusieurs artistes tchèques qui ont voyagé en France. Par exemple Josef Čapek a vu l’exposition du Douanier Rousseau au Salon des indépendants en 1911, c’est-à-dire un an après sa mort. Il y avait aussi plusieurs textes sur le Douanier Rousseau dans les journaux tchèques et il y avait plusieurs tableaux qui ont été reproduits dans les journaux. »
Il y a eu peut-être aussi la possibilité pour certains de ces artistes des années 1920 de voir le tableau de Rousseau que l’Etat tchécoslovaque a acheté…« C’est vrai parce que, en 1923 à Prague, il y a eu une grande exposition de la peinture française du XIXe et du XXe siècles et il y avait plusieurs tableaux du Douanier Rousseau. L’Etat tchécoslovaque a acheté un autoportrait de Rousseau et aussi les autres tableaux qui sont maintenant à Veletržní palác à Prague (le Palais des Foires). C’est notre collection d’art français. »
Pouvez-vous nous parler de cet autoportrait intitulé « Moi-même » et qu’on peut voir de façon permanente à Prague ?
« Je pense que c’est un chef d’œuvre du Douanier Rousseau. Il représente le peintre lui-même. Il a sa palette sur laquelle il a écrit les noms de ses deux femmes, Clémence et Joséphine. Mais il a changé le second nom car au moment où il a peint ce tableau, il aimait une certaine Marie qui a refusé de l’épouser. Et quand il s’est marié avec Joséphine, il a changé ce nom. Aussi, vous pouvez voir sur cet autoportrait le paysage de Paris. A gauche, on voit la tour Eiffel. Je pense que c’est une nouveauté car ce tableau est l’un des cinq premiers tableaux où vous pouvez voir la tour Eiffel. »C’est un chef d’œuvre, mais il y en a un qui vous plait encore davantage, votre préféré, « La Charmeuse de serpents »…
« ‘La Charmeuse de serpents’ est mon tableau préféré parce qu’il y a une très belle composition. Le tableau a été commandé par Berthe Delaunay, la mère du peintre Robert Delaunay, qui aimait les peintures du Douanier Rousseau et qui a voulu l’aider. Peut-être que ce n’est pas le Mexique mais plutôt l’Inde parce que Berthe Delaunay a visité l’Inde et c’est peut-être son souvenir de ce pays. D’un autre côté, Rousseau a pu voir la charmeuse au cirque à Paris… »Nul doute que le Douanier Rousseau influencera désormais une nouvelle génération d’artistes tchèques, puisqu’avec environ 10 000 visiteurs depuis son ouverture au public, l’exposition est un succès. Elle est à voir au palais Kinský, sur la place de la Vieille-Ville à Prague, jusqu’à la mi-janvier.