Le Kampus Hybernská, un univers parallèle dans Prague
Nombreux sont les Praguois qui traversent quotidiennement la place Náměstí Republiky, une des plus fréquentée de la capitale. Pourtant, peu d’entre eux connaissent le Kampus Hybernská, situé dans la rue du même nom. Il est vrai qu’il faut oser passer le seuil de ce bâtiment à l’air désaffecté et à la façade un peu décrépie pour découvrir l’espace d’art, de culture et de détente qu’il abrite.
Projet conjoint le la municipalité de Prague et de la Faculté des lettres de l’Université Charles, le Kampus Hybernská a transformé des bâtiments datant des XVIII et XIXè siècles et non utilisés depuis une dizaine d’années, en un espace multifonctionnel dédié à l’art, aux sciences et à la culture. C’est ce que nous a expliqué Jan Bičovský, linguiste travaillant à l’Université Charles et directeur du campus :
« C’était une heureuse coïncidence puisque l’on avait commencé à parler à la mairie de Prague de notre quête d’un lieu où mettre en oeuvre ce que l’on appelle le ‘troisième rôle de l’université’, qui n’est pas d’enseigner des sciences mais plutôt d’interagir avec le public. Ce vaste espace était entièrement vide et disponible, c’est pourquoi nous avons décidé de ce projet commun, qui a déjà deux ans, et qui avec un peu de chance durera les cinquante années à venir. Ce projet vise à rassembler étudiants, scientifiques, enseignants et un public large qui inclut écoliers, lycéens ou encore personnes âgées ».Si Prague n’est pas en reste dans la tendance actuelle à transformer des bâtiments délaissés en espaces d’art autogérés, le Kampus Hybernská, né en 2017, dispose d’une spécificité toute particulière :
« A notre connaissance, il n’y a pas de lieu équivalent en Europe, dans le sens où c’est une institution culturelle gérée par une université. Le fait est que l’université d’art représente environ huit mille étudiants pour à peu près mille enseignants ou académiciens. Nombre d’entre eux, en plus d’enseigner ou d’étudier, font beaucoup de choses : ils sont créatifs. Ils contribuent beaucoup à la culture de ce lieu. Les gens ne sont pas toujours conscients de cela, de combien de poètes, écrivains, réalisateurs et militants viennent de l’université, y étudient ou y enseignent. Nous essayons de les mettre en contact, de créer une synergie, un élan créatif ».
Un lieu propice aux rencontres intellectuelles donc, où chacun peut trouver son bonheur. Jan, guitare sur le dos, nous a ainsi présenté la scène aménagée près du bar où se retrouvent régulièrement des musiciens, ainsi que l’atelier d’art, ou encore une salle de conférence prête à recevoir un peu moins d’une centaine de personnes.« Il y a un café avec un salon où nous organisons des lectures hebdomadaires, ainsi qu’un club de musique qui propose plusieurs genres musicaux ; il y a aussi un petit cinéma, un atelier artisanal en coopération avec la municipalité, et une maison d’étudiants où les associations étudiantes peuvent organiser des événements et activités ».
La bibliothèque d’objets
La majorité du campus est financée par l’Université Charles, qui garantit notamment un programme culturel riche. Si le directeur d’Hybernská insiste sur l’esprit d’ouverture qui anime ce lieu alternatif, il se réjouit de ce qu’il soit en grande partie investi par des étudiants. Il en veut pour preuve la Library of Things - ou bibliothèque d’objets en français - gérée par quinze jeunes dont Anna, que nous avons rencontrée :
« On a l’habitude de dire que c’est comme une bibliothèque de livres, mais qu’au lieu de louer des livres, nous louons des objets. Généralement, il s’agit d’objets dont les gens n’ont pas vraiment besoin. Les gens sont un peu obsédés par le fait de posséder les choses, comme par exemple des tentes ou des outils qu’ils n’utilisent qu’une fois dans l’année. Donc si vous louez un objet ici, vous payez le tarif correspondant, puis vous ramenez l’objet pour que d’autres puissent l’utiliser et le partager ».
Ouverte deux après-midis par semaine, la bibliothèque d’objets reçoit en moyenne une quinzaine de personnes chaque mois. « Ce n’était pas si sérieux au départ, et puis ça a marché » confie Anna, membre de l’équipe depuis le départ. Un catalogue en ligne permet de consulter les objets disponibles ainsi que leurs tarifs de location. Entre appareils photos, perceuse, skis ou bien instruments de musiques, l’objet le plus plébiscité est à ce jour un vidéoprojecteur.
« Les gens nous donnent leurs objets s’ils n’en ont plus besoin et s’ils pensent qu’on peut leur donner une sorte de seconde vie en aidant d’autres personnes. Il arrive aussi que nous achetions les objets après avoir échangé nos idées sur ceux qui pourraient être le plus utiles. L’autre solution, c’est qu’un des membres de l’équipe décide de partager des objets personnels. »
Ce moyen de promouvoir la solidarité et le partage tout en critiquant la société de consommation et le gaspillage qui en découle, devrait être amené à se démocratiser dans les années à venir. En République tchèque, une deuxième Library of Things a vu le jour à Brno cette année.
« Je pense que le message principal, c’est qu’il n’est pas nécessaire de tout posséder. Vous verrez partout, dans les médias ou dans les commerces, que vous devez avoir cet objet, et puis cet autre, et ainsi de suite. Mais quand on y pense, il n’y a que quelques objets dont on a besoin, et c’est ce que nous aimerions rappeler aux gens. En possédant moins, vous pouvez vous sentir mieux, et la société aussi, au bout du compte. Sans oublier la Terre, puisque nous produisons beaucoup plus de choses que les gens n’en achètent. »Des idéaux que partage l’ensemble du campus :
« Nous espérons en faire un lieu où des gens venus de toutes les universités pourront se rencontrer, venir avec leurs idées nouvelles et marier leurs expertises mutuelles dans la culture ou les sciences. Et c’est là où la bibliothèque d’objets est très importante : nous voulons transformer la façon de penser des gens au sein mais aussi à l’extérieur de l’université, pour qu’ils soient plus conscients du fait que l’on fait partie d’une communauté où l’on peut partager un grand nombre de choses, comme les équipements que vous retrouvez dans la bibliothèque d’objets. Il y a cent mille étudiants à Prague, donc ils constituent une force importante pour le futur. Mais ils doivent être inspirés, respectés pour ce qu’ils font. S’ils sont à l’initiative d’une bibliothèque d’objets, ils ont besoin de l’appui des institutions, et c’est de cela dont nous essayons de les pourvoir ».
Si vous hésitez encore à pousser la porte du n°4 rue Hybernská, ne serait-ce que pour y boire un café, Jan Bičovský achèvera de vous convaincre :
« La curiosité a différentes facettes et le mot anglais a deux significations : curieux ou étrange. Donc si vous êtes curious dans l’un ou l’autre des sens du terme, et ici la majorité des gens le sont dans les deux, le Kampus Hybernská est un endroit pour vous ! »