Le poète et la musique

Jaroslav Seifert

Nous nous retrouvons au seuil de la Nouvelle année. C'est un moment presque magique. Nous avons en Tchéquie une superstition, selon laquelle tous ce qu'on fait le jour de l'An est très important, car on le fera pendant toute l'année. Vous regrettez parfois dans vos lettres que nos émissions manquent de musique et notre magazine musical du lundi ne vous semble pas suffisant. C'est pourquoi nous avons décidé de vous présenter, aujourd'hui, une émission essentiellement musicale. Nous allons parler du poète tchèque, Jaroslav Seifert, prix Nobel de Littérature, et de son rapport envers la musique. La musique et la poésie seront donc nos compagnes, dans la première émission française de Radio Prague de l'année 2002, émission qui vous sera présentée par Alena Gebertova a Vaclav Richter. Souhaitons que ces jolies compagnes restent avec nous et ne nous abandonnent pas, pendant les douze mois à venir.

"Oui je vais parler musique, dit le poète Jaroslav Seifert, dans ses Mémoires intitulés Toutes les beautés du monde." Peut-être serait-il, hélas, préférable de ne le faire que pour moi seul, mentalement, afin que nul ne puisse l'entendre. Car je pénètre dans l'univers musical comme un barbare hirsute, et je regarde la partition d'une symphonie de Beethoven du même oeil qu'un analphabète ouvrant un roman de Proust. Je ne suis pas, cependant, un snob. C'est pourquoi, au concert je n'appuie pas ma tête au creux de la main, en fermant les yeux, pour m'abîmer dans l'écoute avec un air pénétré. Non, pendant la musique, j'aime regarder les belles femmes intéressantes, sur l'estrade et dans le public. Ce qui ne m'empêche, nullement, d'écouter avec une attention passionnée. Et je ne saurais imaginer mon existence sans la musique."

Le poète est né, tout au début du 20ème siècle, dans une famille pauvre du quartier ouvrier de Prague-Zizkov. Cette condition modeste ne l'a pas empêché d'aimer tout ce qui était beau - non seulement la poésie, mais aussi les arts plastiques et ... la musique. Plus tard il disait ne pas avoir du talent pour la musique. Dans un de ses poèmes consacrés à Mozart, il soupirait:

Si sur la flûte je jouais

comme je fais rimer mes vers ...

Pourtant, s'il n'avait pas de talent pour la musique, il avait l'âme d'un musicien qui se reflétait dans sa poésie. Il est difficile de trouver, dans toute la littérature tchèque, des vers aussi musicaux qu'on trouve dans ses recueils publiés à partir des années trente. Ce n'était pas une simple poésie, c'était la musique transformée en vers rimés et rythmés. Ces premières expériences musicales étaient modestes. Il les évoque dans ses Mémoires:

En dehors des berceuses dont, bien entendu, je ne me souviens plus, et des orgues de Barbarie qui débitaient, presque quotidiennement, leurs complaintes dans les cours d'immeuble sans que j'y prête trop d'attention, mes premières expériences musicales se situent au ras du trottoir. Avec les gamins de Zizkov, nous allions nous asseoir souvent sur les marches, devant la porte des bistrots. A l'époque, ces locaux résonnaient encore furieusement de chansons. Parfois, dès l'après-midi, et jusque tard dans la nuit. Fasciné, j'écoutais avec une curiosité avide, aussi bien les chansons d'amour, que les rengaines réalistes à thématique faubourienne. En fin d'après-midi, ma mère venait me chercher, passablement irritée, pour m'emmener à l'église Saint-Procope toute proche, aux litanies de mai où à un autre office du soir. De sorte que je passais, quasiment sans transition, des relents de bière des bistrots à l'odeurs d'encens et de fleurs, en me laissant très volontiers emporter par la douce ferveur des mélodies baroques. Pour l'une d'elles, l'hymne mariale Mille fois nous te saluons, Antonin Dvorak aurait même déclaré que c'était le plus beau choral du monde. Les chants sont plus beaux que les fleurs. Et lorsqu'ils s'élèvent sous les voûtes d'une église, même une statue en plâtre se ranime légèrement, pour adresser un doux sourire à ceux qui viennent s'agenouiller à ses pieds. Ils aiment lui confier leurs soucis et tracas, il n'y a rien d'étonnant à cela."

Il était évident que le petit garçon sensible vivant en Bohême, pays de la musique, devait subir, tôt où tard, l'attrait de la musique classique. Rien d'étonnant qu'un des premiers compositeurs de la "grande" musique à avoir attiré son attention ait été Antonin Dvorak. Le petit Jaroslav se rendait régulièrement dans la ville de Kralupy non loin de Prague. A cette époque, il y avait dans cette ville un ensemble vocal qui répétait les oratorios de Dvorak Sainte Ludmila et Stabat Mater. C'est là, sous les fenêtres de cette association musicale, que le petit garçon, assis au bord du trottoir, a ressenti, pour la première fois, les bienfaits de cette musique.

"Sans pédanterie aucune, dira-t-il plus tard, j'estime que dans le domaine de la musique sacrée, c'est Antonin Dvorak qui a réussi, par son Stabat mater surtout, à propulser la musique tchèque le plus près du ciel. Chez nous, cette oeuvre était, bien sûr, toujours liée à Pâques, première fête du Printemps. Depuis des années, et encore aujourd'hui, je me sens bouleversé par cet oratorio. Le printemps - son début surtout, le plus beau, où rien ne fleurit encore mais où tout se prépare - je ne saurais l'imaginer sans ce chant de Dvorak, plein de grâce."

Ces premières rencontres avec la musique classique n'ont pas détourné, cependant, le jeune Jaroslav de la musique dite légère. Les mélodies d'opérettes et le charme viennois ont exercé sur lui le même attrait que sur beaucoup de ces contemporains.

"Je crains de décevoir quelque peu le lecteur, dit le poète dans ses Mémoires. Il risque, en effet, de me prendre pour un rêveur s'abîmant gravement, dès l'enfance, dans les beautés de la musique. Or il n'en est rien! Car, à peine sorti des culottes courtes et me donnant un tout petit air d'adulte, je grimpais, au moins deux fois par semaine, au poulailler du Théâtre municipal de Vinohrady pour m'y abandonner sans retenu aux coquineries, délices et charmes frelatés de l'opérette viennoise."

Pour voir la célèbre chanteuse d'opérette Marie Zieglerova, le jeune Seifert était capable de courir jusqu'au théâtre l'Arena, dans le quartier de Smichov, en oubliant que, quelque temps auparavant, il s'était amusé encore avec ses copains, à lui dessiner des moustaches, sur ses affiches.

"Cela me fait sourire parfois, dira le poète, car ces comtes de Luxembourg, ces jeunes ducs et autres veuves joyeuses des milieux huppés de Vienne, s'époumonent encore souvent dans nos postes de radio.(...) Mais le charme est rompu, et je comprends que les jeunes d'aujourd'hui les écoutent sans intérêt. C'est désormais du passé."

Soudain, l'engouement du jeune poète pour la muse légère cède la place à sa passion pour l'opéra. Lorsque, le professeur Zich, du lycée de Zizkov, admiré par son élève Seifert, laisse tomber, un jour, quelques mots ironiques sur l'opérette, Jaroslav prend en grippe le théâtre de Vinohrady et commence à découvrir l'opéra. Il se rend désormais très souvent au Théâtre national, il voit beaucoup de représentations, il se met à aimer certains auteurs et leurs oeuvres, mais c'est la Fiancée vendue de Smetana qui devient son opéra préféré. Sa nouvelle passion n'est pas sans problèmes, car Jaroslav fait déjà partie de l'avant-garde de la poésie tchèque, et la musique de Smetana est considérée comme dépassée par ces nouveaux poètes qui se délectent en écoutant les auteurs modernes. C'est surtout le théoricien du nouveau mouvement, Karel Teige, qui est intransigeant sur ce point...

"Nous avions, depuis longtemps déjà, fondé avec Teige le groupe d'avant-garde Devetsil, nous avions déjà découvert, dans les concerts, la musique de Stravinski, Milhaud et Satie, mais néanmoins, je faisais encore, parfois, un saut au National pour réentendre la Fiancée. Mais en cachette de Teige. Car il était très strict pour ce genre de choses, et il avait l'ironie facile. Bien qu'étant très lié avec le compositeur Josef Suk, il ne reconnaissait pour valable que la musique du groupe parisien des Six."

Malgré cela, le charme qu'exerce sur le poète, la musique de Smetana, reste très fort.

"J'allais me désaltérer, longuement et profondément, à cette délicieuse source tchèque. A travers cet opéra de Smetana, j'apprenais à aimer encore davantage notre pays, son peuple et son art."

Les amis aidant, le poète découvre, peu à peu, aussi la musique moderne. Parmi ses amis poètes, il y en a plusieurs qui aiment la musique, la jouent et la composent. Jaroslav Seifert se souviendra:

"Chez les Teige, dans le salon contigu à la chambre de Wolker, celui-ci faisait parfois de la musique avec Nezval. Nezval jouait du piano avec beaucoup de verve, surtout du Janacek et du Martinu, que nous connaissions personnellement. Ainsi, mes yeux s'ouvrirent peu à peu sur un univers musical nouveau, et depuis, je tâche de comprendre tout son contenu. J'aime Suk autant que Martinu. Ou bien Pavel Borkovec, plus au moins annexé par notre génération, bien qu'étant un peu plus âgé. Je reste interloqué devant Honegger, et impressionné par Bartok. Hindemith m'irrite plutôt. Mais j'aime, j'aime Mozart..."

La passion pour Mozart s'est reflétée, aussi, dans l'oeuvre poétique de Jaroslav Seifert. Il a écrit le cycle, Mozart à Prague, à la demande du chef d'orchestre, Vaclav Talich, qui voulait faire réciter des poèmes, entre les mouvements de la Sérénade pour instruments à vent de Mozart, oeuvre très difficile à exécuter d'une traite, pour permettre aux musiciens de se reposer. Seifert a créé treize rondeaux nostalgiques, évoquant les séjours de Wolfgang Amadeus dans la capitale tchèque, et surtout son amitié tendre pour la cantatrice Josefina Dusek. Difficile à dire, aujourd'hui, quels avaient été, en réalité, les rapports entre Wolfgang Amadeus et Josefina, épouse de l'ami de Mozart, le compositeur Frantisek Xaver Dusek. Il est certain, néanmoins, que Mozart avait été logé chez les Dusek, avait eu beaucoup d'amitié pour Josefina et, que c'est pour elle, qu'il avait écrit le célèbre air de concert Bella mia fiamma, addio - Adieu, ô ma flamme adorable. Les vers de Seifert, inspirés par Mozart, plaisaient beaucoup à Talich. Il n'a pas caché, cependant, à Seifert, un certain doute. "Ecoute, lui a-t-il dit, je crois que pour le gars Mozart, cela n'a pas été aussi idyllique que tu le dis dans tes vers. Ce type génial était, probablement, dévoré par je ne sais quelles passions dont on ignore, aujourd'hui, tout, et qui, ajoutées à sa boulimie créatrice, précipitèrent sa fin." Talich étant tombé malade, le projet n'a jamais été réalisé, mais les treize rondeaux du recueil Mozart à Prague, ont entamé, déjà, une existence indépendante et allaient devenir très populaires. C'est dans ces vers, que Seifert a déployé tout son talent pour la poésie musicale et chantante, rehaussé encore par les qualités qu'il partage avec Mozart - la grâce et une légère mélancolie.

Adieu, ô ma flamme adorable,

léger, l'air a touché son front,

mais elle a tu de la chanson

toutes les choses ineffables.

N'allumez pas, car l'ombre est là

de cette audace que les mots ont

adieux, ô ma flamme adorable.

Léger, l'air a touché son front,

et tous deux se sentaient coupables

tremblant, à l'ouverture du balcon.

Rose là-bas s'étendait Prague,

jour et nuit mêlant leurs rayons.

Adieu, ô ma flamme adorable.

Dans son poème intitulé, Etre poète, Jaroslav Seifert a écrit:

Ma longue existence m'a enseigné

que le plus beau cadeau

que la vie puisse offrir

c'est musique et poésie

excepté l'amour, bien sûr.

Nous vous souhaitons donc pour l'année qui commence beaucoup de musique, de poésie, d'amour, et y ajoutons encore la santé.

Et nous espérons vous rencontrer, très souvent aussi, à l'écoute des émissions de Radio Prague, tout le long de l'année 2002.