14) Jaroslav Seifert, le dernier chanteur parmi les poètes tchèques
« Que jaillisse la flamme des mots, brûlante, tant pis si je m'y brûle les doigts. » Cet appel incantatoire lancé par le poète Jaroslav Seifert (1901-1986) résume en quelque sorte son œuvre et aussi sa vie. Auteur lyrique, il est l’un des derniers représentants de la grande période de la poésie tchèque, de l’époque où la poésie et les poètes étaient encore lus, aimés et admirés par les foules. Son rayonnement a finalement dépassé les frontières de son pays et son œuvre a été couronnée en 1984 par le prix Nobel de littérature. Ses recueils ne peuvent donc pas manquer parmi les livres tchèques incontournables.
Etre poète
Ma longue existence m'a enseigné
que le plus beau cadeau
que la vie puisse offrir
c'est la musique et la poésie
excepté l'amour, bien sûr.
(Traduction: Jacques Gaucheron)
Ces vers tirés du livre Etre poète, le dernier recueil de Jaroslav Seifert publié en 1983, illustrent avec simplicité et sobriété le trajet parcouru par le poète né en 1901 dans le quartier ouvrier de Žižkov à Prague. Son père est un social-démocrate actif, sa mère est une catholique pratiquante et ces contrastes marqueront toute la vie et l’œuvre du poète. L’enfance passée dans ce quartier ouvrier, la misère environnante qui guette aussi sa famille, attisent sa compassion pour les pauvres et son sens de la justice sociale. Etudiant doué mais négligeant, il déserte le lycée avant la fin de ses études et se lance dans le journalisme.
A l’âge de vingt ans, il adhère au Parti communiste de Tchécoslovaquie qui vient d’être fondé et ses articles paraissent régulièrement dans l’organe du parti, Rudé právo. Son premier recueil Une ville en pleurs peut être classé encore dans la catégorie de la poésie prolétarienne mais sa nature sensuelle et ouverte aux beautés et aux tentations du monde l’amènera beaucoup plus loin. Son lyrisme spontané éclate déjà dans les recueils suivants. Historien de la littérature, Jiří Flaišman dira de sa poésie :
« Je ne sais pas si Seifert est la plus grande personnalité poétique de la littérature tchèque du XXe siècle, mais je pense que le poète et critique littéraire Bohumil Polan et d’autres chercheurs ont réussi à saisir parfaitement le trait qui identifie cet auteur dans la pléiade des poètes tchèques de sa génération et même des générations postérieures : il abordait la poésie comme quelque chose pouvant être considéré comme un entretien tout à fait courant. Il a fait descendre la poésie de ses hauteurs et l'a transformée en quelque chose de courant, proche et donc naturel. »
Le temps des avant-gardes
Les années 1920 sont l'époque des avant-gardes et Jaroslav Seifert s’impose bientôt comme une figure importante du poétisme, un courant artistique tchèque qui cherche à transformer en poésie la réalité quotidienne par l’optimisme et l’esprit de jeu. Cette tendance se manifeste notamment dans les recueils Sur les ondes de la TSF et Le Rossignol chante mal. Avec le temps, l’auteur se détache cependant des avant-gardes. Sa nature profondément lyrique rechigne à se plier à ces nouvelles doctrines qui cherchent à révolutionner la littérature et les arts.
Son sens de la vérité et de la justice ne lui permet pas non plus de se conformer à la politique du Parti communiste. En 1929, il est exclu du parti pour avoir critiqué ses tendances autoritaires et sa bolchévisation sous la tutelle de Moscou. En 1930, il adhère au Parti social-démocrate et poursuit simultanément une carrière de journaliste et de poète. Bien qu’il soit un poète lyrique, sa poésie ne reste pas indifférente aux grands tournants historiques et aux secousses politiques des années 1930 et 1940.
Dans les recueils Eteignez les lumières, L’Eventail de Božena Němcová et Le casque rempli d’argile, sa poésie reflète la profonde déception et la colère après la signature des accords de Munich, la résistance, l’angoisse et le patriotisme profond sous l’occupation allemande et la jubilation après la libération de son pays en 1945.
Aux prises avec le pouvoir
Cependant, l’optimisme de l’après-guerre fait long feu. Après la prise du pouvoir par les communistes en 1948 le poète refuse de se résigner au nouveau régime totalitaire et d’adhérer à la nouvelle Union des écrivains tchécoslovaques. Le nouveau régime ne pardonne pas une telle liberté d’esprit. Le poète tombe en disgrâce et se consacre entièrement à la littérature mais ses écrits cessent pratiquement de paraître.
C’est pendant cette période de disgrâce qu’il écrit cependant quelques-uns de ses recueils les plus célèbres, les plus charmants et les plus aimés comme La chanson de Viktorka, livre qui célèbre l’amour en s’inspirant de l’œuvre et de la vie de l’écrivaine Božena Němcová. Dans le recueil intitulé tout simplement Maman, il fait resurgir du passé les souvenirs de l’enfant pauvre qu’il a été et qui était pourtant heureux grâce à sa mère qui illuminait le printemps de sa vie par son amour. Les vers simples et chantants de ce recueil qui évoquent en sourdine les moments de bonheur mais aussi des pertes irréparables sont peut-être la plus belle expression de la tendresse filiale dans toute la poésie tchèque.
Le discours devant le Congrès des écrivains
Ce n’est qu’en 1956 que le poète sort de son exil intérieur et devient un des principaux artisans du renouveau de la littérature tchèque en prononçant en 1956 un célèbre discours devant le Congrès des écrivains tchécoslovaques :
« Nous entendons toujours et toujours des voix disant que l’écrivain doit écrire la vérité. Cela signifie, si je comprends bien, qu’au cours de ces dernières années les écrivains n’ont pas écrit la vérité. Ont-ils écrit la vérité ou non ? Volontairement ou involontairement ? Avec ou sans complaisance ? Je me retourne sur le passé, cherchant en vain parmi les grands poètes tchèques, comme Neruda, Čech, Machar et Dyk, un seul qui se serait arrêté au milieu de son œuvre pour annoncer à son peuple et à ses lecteurs qu’il n’a pas dit la vérité. Vous souvenez-vous d’un seul de ces écrivains qui aurait dit : ‘Lecteur, pardonne-moi, je passais à côté de ta douleur et des souffrances du peuple tchèque, et j’ai fermé les yeux. Je n’ai pas dit la vérité.’ Si quelqu’un d’autre tait la vérité, c’est peut-être une sorte de manœuvre tactique, si c’est un écrivain qui tait la vérité, il ment. »
Adversaire du régime autoritaire
Le ton est donné. Désormais les dirigeants communistes savent que Jaroslav Seifert est un adversaire redoutable qui ne se laisse pas museler par la peur et par les avantages réservés aux écrivains serviles. Et le poète récidive encore vers la fin des années 1970 lorsqu’il signe la Charte 77, document appelant les autorités du pays occupé par l’armée soviétique à respecter les droits de l’Homme. Ils aimeraient faire taire ce témoin incorruptible du marasme culturel et intellectuel dans lequel ils ont entraîné leur pays mais la renommée de l’écrivain est déjà trop importante et échappe à leur contrôle.
Lorsque Jaroslav Seifert reçoit en 1984 le prix Nobel de littérature, ils cherchent donc à atténuer le caractère conflictuel des rapports entre le poète et le régime, parasitant la gloire de l’écrivain nobelisé. Le ministre de la Culture rend visite au poète hospitalisé à Prague et la radio officielle diffuse même une courte interview avec lui. Interrogé sur sa réaction à l’heureuse nouvelle, Jaroslav Seifert répond très brièvement :
« J’ai été très surpris. Je suis heureux, bien sûr, je ne m’y attendais pas. Qui ne serait pas heureux à ma place ? Je pense aux poètes qui mériteraient, eux aussi, un tel hommage comme Hora, Nezval, Halas et Holan. »
L’austérité de la vieillesse
Dans les dernières décennies de la vie de Jaroslav Seifert, le style et le caractère de sa poésie changent. Le poète tend vers la simplicité et la sobriété. La poésie musicale et chantante qui était son domaine, s’assagit et prend un aspect contemplatif. L’amoureux de la vie abandonne la beauté sensuelle de ses vers et renonce au rythme et à la rime qui berçaient voluptueusement ses lecteurs. Dans les recueils La comète de Halley, La colonne de la peste ou Le parapluie de Picadilly ce n’est plus un jeune poète passionné qui chante mais un homme âgé et sage qui parle. Ses poèmes sont désormais écrits en vers libres et se rapprochent de la prose. Le puits du lyrisme est épuisé, il ne reste que la beauté austère de la vérité.
Des obsèques surveillées par la police secrète
Jaroslav Seifert meurt en 1986 et les autorités craignent que ses obsèques officielles dans la grande salle de Rudolfinum ne se transforment en une manifestation contre le régime. L’écrivaine Milena Štráfeldová, qui était à cette époque fonctionnaire du ministère de la Culture, chargée de coordonner les préparatifs de la cérémonie surveillée par la police politique, n’est pas prête d’oublier la fébrilité qui accompagnait cette journée de deuil :
« Dès le matin des milliers de personnes attendaient devant le Rudolfinum à Prague et, très disciplinés, faisaient la queue, pour pouvoir s'incliner devant le catafalque du poète. Ils avaient apporté une immense quantité de fleurs. Tout cela était étroitement suivi par la StB qui cherchait à éviter surtout les gerbes aux inscriptions "provocatrices". Je me rappelle qu'un agent de la StB s'est littéralement jeté sur une gerbe de la Section de jazz, association luttant pour la liberté de la culture. On a donc cherché à éliminer toute allusion à la résistance et à l'opposition. »
Le dernier des chanteurs
On dirait que c’est la Poésie, elle-même, qui pleure le poète disparu car avec lui disparaît aussi une certaine idée de la poésie. Il était le dernier chanteur parmi les poètes tchèques, le dernier auteur qui savait caresser l’âme du lecteur par ses vers sans tomber dans la mièvrerie. Même ses poèmes les plus doux ne sont jamais douceâtres. Il a su transformer les moyens de la poésie classique et leur ôter tout académisme, toute artificialité, toute affectation. Ses vers coulent des sources profondes de son génie comme une eau cristalline et touchent directement le cœur du lecteur en lui parlant des choses importantes de la vie.
Le plus grand thème de son œuvre est l’amour. Trois sortes d’amour dominent toute sa création - l’amour de la femme, l’amour de la mère et l’amour de la patrie mais il a exprimé par ses vers aussi tout un éventail d’autres thèmes et de sensations intimes qui font vibrer encore aujourd’hui l’âme de ses lecteurs. Et finalement, dans la dernière étape de sa vie, il a refusé de chanter faux et a eu le courage d’avouer que les sources de son lyrisme étaient taries et de se résigner à écrire les poèmes dépouillés et austères de sa vieillesse. La poésie a toujours été pour lui une force essentielle qui alimentait sa vie :
« Le poète Robinson Jeffers a dit quelque part que toutes les choses dans ce monde sont belles et que c’est au poète de choisir ce qui perdurera. Je le dirais un peu différemment. Toutes les choses dans ce monde ne sont pas belles mais celles qui vous choisissent perdureront au moins aussi longtemps que vivra le poème que vous allez écrire. La force invisible de la poésie imprègne le monde entier et produit des miracles qui sont à la portée de nos yeux, que ce soit l’espoir ou le désespoir, le grondement des canons ou une idylle paisible qui se trouvent sur son chemin. Elle est partout comme l’eau et l’air et, comme eux, elle est quasi éternelle. »