Le pouvoir de l’imagination au cœur du film Le Barrage d’Ali Cherri présenté à Karlovy Vary
Artiste plasticien et cinéaste franco-libanais, Ali Cherri partage sa vie entre Paris et Beyrouth. Son long-métrage Le Barrage, tourné dans le nord du Soudan, a fait partie de la sélection de la Quinzaine des réalisateurs au dernier Festival de Cannes. Cette semaine, Ali Cherri a présenté le film au Festival international du film de Karlovy Vary, hors compétition, dans la section les Horizons. Comme le réalisateur l’a expliqué au micro de Radio Prague International, Le Barrage fait partie d’une trilogie qu’il a consacrée aux révolutions arabes.
« C’est une trilogie dans le sens large du terme, car chaque film est indépendant. Le Barrage est le troisième volet, avec deux autres courts-métrages intitulés L’Intranquille et Le Creuseur. Ce projet est consacré aux territoires de violence. Il montre comment, à travers un regard sur les éléments tels que l’eau, la terre et le feu, on arrive à comprendre l’histoire économique, sociale et politique de ces lieux où se sont passés des événements violents. »
Votre film raconte l’histoire de Maher, ouvrier dans une briqueterie située près du barrage de Merowe, alimentée par les eaux du Nil. Comment avez-vous trouvé ce sujet ?
« La première fois que je suis parti au Soudan, c’était pour en apprendre un peu plus sur l’histoire de la construction de ce barrage inauguré en 2009. Il est considéré comme l’un des barrages les plus destructeurs au monde, pour la population locale et aussi pour l’écosystème. Lors de ce premier voyage que j’ai effectué en 2017, je suis tombé, par pur hasard, sur cette briqueterie. J’ai rencontré ses ouvriers qui sont les travailleurs saisonniers. Ils utilisent des méthodes de fabrication de briques traditionnelles. En discutant avec ces travailleurs, j’ai décidé de tourner mon film précisément à cet endroit. »
Ce sont donc eux qui jouent dans le film ?
« Exactement. Je ne voulais pas travailler avec des acteurs professionnels. Chacun des ouvriers joue son propre rôle. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer comment l’histoire et ces méthodes de travail sont inscrites dans les corps qui font les mêmes gestes depuis des millénaires. »
Maher, le personnage principal du film, vous l’avez immédiatement trouvé parmi les ouvriers ?
« En fait, c’était Maher qui m’a trouvé. Il est venu vers moi en me disant qu’il aimerait jouer dans le film, parce qu’il aimait le cinéma hollywoodien et les films de Jackie Chan. Son rêve était de jouer dans des films d’action. Je n’ai pas tout à fait réalisé son rêve, mais c’était une très belle rencontre entre nous. »
Si on n’arrive pas à imaginer un monde autre, on ne peut pas changer la réalité
Maher part tous les jours, un peu en cachette, dans le désert, où il crée une œuvre mystérieuse, une immense statue faite de boue. Qu’est-ce qu’elle représente ?
« Je m’intéresse à ce mélange de terre et d’eau qui crée la boue. A travers l’histoire, on a toujours imaginé que cette boue était un commencement, qu’elle donnait naissance à des créatures. On pense à Adam ou aux golems… »
Dont le Golem de Prague…
« Exactement. C’est cette idée qui hante l’humanité : l’homme peut aussi être créateur, jouer à Dieu quelque part. Ce que crée un artiste prend vie à un moment donné, le dépasse et mène une vie indépendante de sa volonté. Le film évoque tout l’imaginaire autour de cette matérialité. »
Effectivement, dans le film, la statue prend vie.
« Tout à fait et on se sait pas si ce que vit Maher est une réalité ou s’il l’imagine. Il est le seul qui échappe littéralement de la briqueterie, où les ouvriers sont tous enfermés dans un système de production socio-politique et économique basé sur l’exploitation. Ils sont aussi influencés par les événements politiques : au cours du film, on apprend le début d’une révolution dont le but est de dégager une dictature de trente ans du président Omar al-Bechir. »
« Maher est le seul parmi les travailleurs qui a un projet, une ambition de créer. Dans le film, je voulais parler du pouvoir de l’imagination comme stratégie de changement politique. Si on n’arrive pas à imaginer un monde autre, on ne peut pas changer le monde dans lequel on vit. La première chose que font les régimes oppresseurs est de prendre possession de notre imaginaire, de sorte qu’on n’arrive plus à imaginer un monde dans eux. Pour créer une rupture, il faut d’abord reprendre possession de l’espace de l’imaginaire. Le film parle de la révolution soudanaise, mais aussi, plus généralement, de tout mouvement de changement politique et d’espoir au monde qui peut passer par des hauts et des bas, par la violence, la beauté et l’amour. »
Tournage dans le désert soudanais
Dans le film, les ouvriers suivent la révolte sur leurs téléphones portables et à la télévision, mais il semble qu’ils en sont quand même un peu éloignés.
« C’est vrai et ce que je montre dans le film s’est vraiment passé. Nous avons tourné en 2019, au début de la révolution. Les ouvriers suivaient ce qui se passait à Khartoum sur leurs téléphones, par l’intermédiaire de la télévision et de la radio, sans jamais le commenter, sans se sentir concernés par ce mouvement important dans l’histoire de leur pays. En revanche, les membres de l’équipe de tournage qui étaient des citadins, qui avaient plus ou moins le même âge que les travailleurs et qui sont tous nés sous la dictature, eux, ils étaient très impliqués dans cette révolution : ils envoyaient des messages sur les réseaux sociaux et descendaient dans les manifestations. Il était impressionnant pour moi de voir comment on peut vivre un moment historique de loin. Comme s’il y avait deux temporalités en cours : le temps actuel de changements politiques et le temps historique plus large. »
Quelques détails encore sur le tournage ?
« Il a été difficile, retardé par la pandémie. Nous avons tourné dans le désert soudanais, à sept heures de route de la capitale, où il n’y a pas d’infrastructure, avec très peu de moyens. C’était un défi, malgré l’engagement de toute l’équipe et le bel accueil dont j’ai bénéficié au Soudan. Surtout, nous avons tourné dans un contexte politique très instable, au moment du coup d’état qui a marqué la chute du régime du président al-Bechir. La transition demeure difficile au Soudan, mais il y a de l’espoir pour le pays. Il y a eu un accord entre les civils et les militaires qui a pris un coup dur récemment, mais peut-être que les négociations reprennent. »
Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine ?
« Je viens du Liban, je suis né au début de la guerre civile. Des moments de violence, de perte de repères, le questionnement qui se rapporte à l’idée de la nation, à la résistance et à la résilience, tout cela m’est très proche. Ces questions sont au cœur de mon travail. Ce mouvement d’un peuple qui résiste, qui se soulève contre un envahisseur me fascine quelque part. C’est aussi ce que je raconte à travers un travailleur soudanais. Nous sommes tous unis par une force qui se manifeste dans des moments de crise. Elle nous aide à vivre, à croire en la vie, à imaginer et continuer à créer de la beauté. »
La vie des travailleurs soudanais a également inspiré le travail plastique d’Ali Cherri : il a été primé à la Biennale de Venise 2022 pour ses trois immenses statues exposées au salon jusqu’à fin novembre.