« L’enjeu commun de l’Europe et de l’Afrique est de donner des perspectives à la jeunesse africaine »
Créée en 2006 à Londres, par l’homme d’affaires anglo-soudanais Mo Ibrahim, la fondation qui porte son nom a pour objectif de promouvoir une meilleure gouvernance sur le continent africain. Nathalie Delapalme, directrice exécutive de la Fondation Mo Ibrahim, était récemment de passage à Prague, où elle a participé à une conférence intitulée « L’Afrique créative, innovatrice et participative ». Au micro de Radio Prague, Nathalie Delapalme s’est expliquée sur l’évolution de la gouvernance en Afrique et sur les défis communs des Européens et des Africains.
Nathalie Delapalme, en quoi consiste le travail de la Fondation Mo Ibrahim ?
« C’est une fondation africaine qui se concentre sur les questions de gouvernance publique et de leadership, étant entendu que l’on définit la gouvernance comme la capacité des gouvernements à délivrer à leurs concitoyens un panier de biens et de services publics que tout citoyen du XXIe siècle est en droit d’attendre de son gouvernement. On suit ces résultats en matière de gouvernance publique sur chacun des 54 pays du continent, à partir d’une centaine d’indicateurs qui proviennent d’une trentaine de sources différentes. Ces indicateurs sont les mêmes pour chacun des 54 pays et nous les suivons dans la durée. Cela nous permet d'observer les tendances positives et de remarquer aussi les signaux d’alerte. »« Nous organisons également chaque année, dans un pays différent, un grand débat sur un sujet majeur pour le continent, pour lequel nous produisons un rapport en amont de ce débat pour nourrir la discussion, un rapport là aussi basé sur des faits, des chiffres et des analyses. Le dernier débat que l’on vient d’organiser à Abidjan était axé sur les migrations africaines. Par le passé, nous avons aussi travaillé sur la jeunesse africaine, sur l’urbanisation et l’agriculture en Afrique. Ce sont des sujets qui se trouvent au cœur des problématiques, mais je dirais aussi au cœur des opportunités en Afrique. »
La Fondation Mo Ibrahim décerne également un prix qui récompense la bonne gouvernance des anciens chefs d’Etat africains. Pourriez-vous en dire plus et citer aussi quelques-uns des lauréats ?
« C’est un prix d’excellence en matière de leadership qui n’est pas nécessairement décerné chaque année. Il est attribué par un jury indépendant de la fondation. Celui-ci a été présidé à l’origine par Kofi Annan et son président actuel, Salim Ahmed Salim, a notamment été secrétaire général de l’Organisation de l’Union africaine. Ce prix distingue la contribution exceptionnelle qu’un chef d’Etat ou de gouvernement a apportée à son pays à la fois en termes de démocratie et de développement. Le lauréat d’honneur était évidemment le président Nelson Mandela. Les lauréats successifs sont l’ancien président du Mozambique J. A. Chissano, l’ancien chef d’Etat du Botswana F. G. Mogae, l’ex-président du Cap-Vert Pedro Pires et l’ex-président namibien H. Pohamba. La dernière lauréate en date est une femme, Ellen Johnson Sirleaf, l’ancienne présidente du Liberia. »Toutes les trajectoires sont intéressantes
Pour revenir à l’Indice Ibrahim de la gouvernance publique des pays africains, établi chaque année par la fondation : quels sont les pays qui sont arrivés, ces derniers temps, en tête du classement ?
« Parmi les pays les mieux placés, il y a Maurice, qui continue de se situer en tête du classement depuis l’origine de l’Indice (en 2008, ndlr), mais dont la performance faiblit quelque peu au cours des cinq dernières années. Ensuite, vous avez des pays comme le Botswana, les Seychelles, le Cap-Vert et le Ghana. Il est intéressant d’observer que la performance de certains pays s’améliore considérablement au cours des années ; c’est le cas du Sénégal qui figure aujourd’hui à la 11e place du classement, du Rwanda, du Maroc et de la Côte d’Ivoire. »« Pour se faire une idée précise de la situation d’un pays, il est important de voir à la fois le classement final du pays et sa tendance au cours des dix, cinq ou deux dernières années. Vous pouvez avoir par exemple un pays qui se situe très en tête, mais dont la performance ne cesse de se détériorer, ou au contraire un pays qui se situe encore en dernière partie du classement, mais dont la performance s’est incroyablement améliorée au cours des dix dernières années. Ou encore, certains pays se situent à la même position, mais dont la tendance pour y arriver est radicalement contraire : l’un dégringole et l’autre progresse rapidement. »
Quels sont les pays qui se trouvent à l’autre bout de l’échelle ?
« Cela ne vous surprendra pas, ce sont les pays comme la Somalie, l’Erythrée, le Soudan du Sud qui ne progressent guère et qui continue même parfois de se détériorer, voire dont la détérioration s’accélère. Mais encore une fois : sur les 54 pays, tous les cas de figure sont possibles et toutes les trajectoires sont intéressantes. D’une façon générale et en moyenne, nous pouvons constater que pour 70% de la population du continent, la gouvernance dans leur pays s’est améliorée depuis dix ans. »« Si leurs trajectoires sont très différentes, un sujet réunit tous les pays africains : c’est l’importance de la jeunesse. Actuellement, plus de 60% de la population du continent a moins de 25 ans. Il faut que l’Afrique et l’Europe travaillent ensemble pour donner des perspectives solides et soutenables à cette jeunesse qui, pour l’instant, a le sentiment d’en être relativement dépourvue. C’est notre enjeu commun. »
« Si nous n’arrivons pas à donner des perspectives à cette jeunesse africaine, dont on estime actuellement qu’à l’horizon 2100, elle sera deux fois plus importante que la population totale de l’Europe, nos deux continents rencontreront des difficultés… »
Qu’est-ce que l’Europe peut faire dans ce sens ? Le gouvernement tchèque actuel trouve nécessaire d’aider les populations africaines sur place pour stopper l’afflux de jeunes Africains justement en Europe…
« Tout d’abord, il faut revenir sur un certain nombre de présupposés. C’était justement l’objet de la dernière réunion que nous avons organisée à Abidjan sur les migrations africaines. Ces migrations ne constituent pas un phénomène contemporain qui vient tout d’un coup d’apparaître au XXIe siècle. C’est une dynamique majeure de l’histoire de l’humanité qui a forgé la richesse des nations depuis toujours. Nous ne la stopperons pas. C’est fondamentalement une question de mobilité qu’il faut mieux organiser, mieux gérer. Elle est d’abord liée à un déséquilibre démographique venant d’un continent dont la jeunesse est majoritaire et continue de progresser. »Les outils numériques : une opportunité incontestable pour l’Afrique
« Les migrants africains ne fuient pas un pays en crise, un conflit majeur, une catastrophe écologique. 80% des migrants africains sont des jeunes, généralement d’un niveau d’éducation relativement élevé, qui cherchent un emploi, c’est-à-dire, encore une fois, une meilleure perspective économique et sociale. Par ailleurs, 80% des migrants restent sur le continent africain, ils ne viennent pas inonder les rivages européens. »
« Il faut, encore une fois, mieux organiser cette mobilité professionnelle et faire appel à des expériences communes, faire des échanges de bonnes pratiques. Dans le cadre de cette conférence pragoise, nous avons beaucoup discuté de l’importance des opportunités de la révolution digitale, de ce que nous appelons la 4ème révolution industrielle. C’est un outil qui permet de répondre à beaucoup de problématiques africaines liées à l’identité, à la démocratie, à la santé, à l’éducation et à l’agriculture. Mais pour cela, il faut faire un effort supplémentaire en matière d’apprentissage et de formation de jeunes générations à ces outils numériques. Par ailleurs, 60% de la population africaine reste sans accès à l’Internet. Il faut également améliorer l’accès à l’électricité qui est encore loin d’être achevé pour le continent, même si on a fait beaucoup de progrès en matière de production énergétique. Or la production et l’accès à l’électricité sont deux choses différentes. »« Enfin, il faut veiller à ne pas laisser trop de monde au bord du chemin dans ce progrès vers la numérisation, veiller à mettre en place les filets sociaux, les politiques publiques qui permettent de s’assurer que les populations marginales, soit pour des questions de génération, soit pour des questions de géographie, ne soient pas laissées de côté, faute de quoi aucun progrès n’est soutenable. »