Les livres de l'année 2003

300 personnalités de la culture tchèque ont été invitées à participer à l'enquête sur le livre de l'année 2003, organisée, tradition oblige, par le journal Lidove noviny. Les organisateurs se sont adressés à des écrivains, des traducteurs, des éditeurs, des critiques, mais aussi à des personnes qui ne s'occupent pas professionnellement de littérature (chercheurs, plasticiens, etc.) On leur a demandé d'indiquer au maximum trois ouvrages parus au cours de l'année 2003 qui méritent, à leur avis, d'être considérés comme les livres de l'année. Le journal a reçu 136 réponses et il a publié les résultats de l'enquête juste avant la fin d'année.

L'enquête du journal Lidove noviny existe depuis 1928, année où la victoire est remportée par le roman d'André Maurois "Les silences du colonel Bramble." Dans les années 1930, la littérature tchèque est dominée par Karel Capek qui se classe premier pendant quatre années consécutives. En 1942 le journal est supprimé, et renaît pour trois ans seulement, juste après la guerre, sous l'appellation "Svobodne noviny - Le journal libre". Il disparaîtra pour de bon, après le putch communiste en 1948. Il faudra attendre trois décennies pour voir renaître Lidove noviny de ses cendres tout d'abord comme un périodique publié en samizdat et finalement, après la révolution de 1989, comme un journal régulier aux ambitions intellectuelles. L'enquête sur le Livre de l'année reprend en 1991 et c'est le livre de Vaclav Havel "Méditations d'été" qui remporte la victoire. En regardant la liste des livres primés depuis ce temps-là on constate une nette prédilection des participants à l'enquête pour des oeuvres autobiographiques, les Mémoires et les livres de souvenirs. Ils distinguent successivement les oeuvres autobiographiques de Jan Zabrana, de Ivan Divis, de Nadejda Mandelstam et de Petra Hulova et cette tendance se confirme aussi lors de la dernière édition de l'enquête qui hisse au piédestal du Livre de l'année "Le Journal"écrit entre les années 1959 et 1974 par le réalisateur de cinéma Pavel Juracek.


Pavel Juracek caractérise son journal comme une collection d'émois qui ne doivent pas être pris au sérieux. En même temps, il constate que l'écriture pourrait être très profitable parce que dans le monde où il lui faut vivre il n'y a que peu d'occasions de prendre conscience des choses simples comme la solitude, l'existence, l'espace et la place concrète où l'on se trouve. Né en 1935, il est considéré dans les années 1960 comme un grand espoir du cinéma tchèque et son nom est prononcé avec les noms d'autres cinéastes de la nouvelle vague, Schorm, Forman, Menzel, Chytilova, Passer. Il faut dire cependant que Pavel Juracek, malgré sa parenté spirituelle et artistique avec les membres de la nouvelle vague, restera toujours une personnalité à part. Après des études à la faculté de lettres à Prague il devient journaliste à Vesnické noviny - Journal de campagne, mais il abandonne bientôt le journalisme pour étudier à la faculté du cinéma à Prague. Déjà pendant les études, il collabore à plusieurs films, écrit des scénarios et finalement il tourne avec son ami Jan Schmidt et d'après son propre scénario le film

Pourquoi son journal, qui paraît quatorze ans après sa mort, donc dans un contexte social et politique bien différent, suscite une telle attention? D'abord il faut dire que ce livre volumineux qui retrace la période entre 1959 et 1974 est remarquable par ses qualités littéraires, par son style. Selon l'écrivain Tereza Brdeckova c'est un autoportait de l'artiste qui aurait pu être un des plus grands écrivains de son temps, mais qui, au lieu de cela, a expliqué dans un journal d'un millier de pages pourquoi il n'avait pas réussi.

On a toujours tendance de comparer Pavel Juracek à Franz Kafka. Dans son Journal, Juracek parle de cette ressemblance et se révolte contre elle car il l'a conçoit comme une menace. Dans une métaphore très kafkaïenne il compare son existence à la vie dans une machine devenue folle et que personne ne sait maîtriser. Son Journal n'évoque pas que ses amitiés, ses partenaires, ses crises artistiques, ses succès et ses échecs, des disputes, des ruptures et des réconciliations entre artistes, des impressions de voyages et des scènes de Prague nocturne. C'est aussi un témoignage sur la vie de toute une génération désabusée qui se réveille douloureusement après une période d'illusions communistes.


Pour le poète Miloslav Topinka, dont le recueil de poésies Trhlina - Crevasse occupe la deuxième place dans l'enquête Le Livre de l'Année, c'est déjà la seconde consécration. En novembre dernier La Fondation de la Charte 77 a décerné à ce livre et à son auteur le Prix Jaroslav Seifert. La présence de Miloslav Topinka dans la poésie tchèque est plutôt discrète. Chaque livre écrit par ce poète quasi sexagénaire n'est publié qu'après une longue maturation. Il n'a publié au total que trois livres de vers. En 1969 c'est le recueil au titre bizarre "Utopir" et l'année suivante le régime communiste, qui se renforce après l'invasion des troupes soviétiques, met au pilon le recueil que Topinka a intitulé "Le nid de rats". On ne peut pas tolérer un auteur qui cherche à bannir toute idéologie de sa poésie. En 1992 Topinka publie encore une biographie d'Arthur Rimbaud et en 2002 la maison Trigon lance son troisième recueil de vers "Crevasse".

Le livre évoque selon l'auteur la crevasse dans l'espace, dans le corps et dans le langage. En quelques phrases l'auteur a défini, dans une interview, un programme ambitieux: "Ce que nous sommes habitués à appeler la poésie doit changer car autrement tout perd son sens. (...) On pense, en général, que la poésie comble un vide (...) que nous manquons de quelque chose dans notre vie, qu'il y a une crevasse. Et les gens pensent que la tâche de la poésie est de combler ce vide, fermer cette crevasse. Mais c'est le contraire, la poésie ouvre ce vide, bien que ce ne soit que pour un instant." Miloslav Topinka prête aussi une attention tout à fait particulière à l'aspect et à la présentation graphique de son livre conçu comme un objet d'art. On y trouve des photos, des tâches en couleurs, certaines pages sont déchirées, d'autres, trouées ou diaphanes, laissent transparaître le texte des pages suivantes. La poésie et les arts plastiques se croisent dans ce livre et c'est une rencontre qui ouvre de nouvelles portes à l'inspiration.