Le livre de l'amour et de la haine
"Je n'ai jamais cessé de lui parler. Je rêve toujours de lui," écrit Daňa Horáková (1947) dans son livre qu'elle a consacré au cinéaste Pavel Juráček, son ancien mari mort en 1989. Cet ouvrage qui est un témoignage bouleversant sur l'impossibilité de coexistence de deux êtres, de deux individualités incompatibles, a été proclamé Livre de l'année 2020 à l'issue d'une enquête du journal Lidové noviny.
Il était beau et déjà célèbre
O Pavlovi (A propos de Pavel) - tel est le titre de ce livre sorti aux éditions Torst qui retrace pratiquement toute la vie de Pavel Juráček et aussi celle de Daňa Horáková. Quand ils se rencontrent pour la première fois en septembre 1974 Pavel Juráček est un cinéaste renommé mais proscrit par le régime communiste. Daňa Horáková est une jeune intellectuelle considérée comme l'espoir de la philosophie tchèque. Elle a déjà une position importante dans les milieux de la dissidence et tient dans son appartement une espèce de salon dans lequel se réunit l'élite de la culture et de la pensée tchèque des années 1970. Pour Daňa, c'est un coup de foudre. Elle n'arrive pas à résister au charme de ce quadragénaire séduisant. Elle dit :
"Pavel était beau, il n'y a pas de doute. Très beau, svelte et déjà célèbre, mais cela ne m'intéressait pas. Chassé des studios de cinéma de Barrandov, interdit de travailler, il était avant tout profondément malheureux. Il exhalait une sorte de terreur intérieure de lui-même. Et je pense qu'il a réveillé en moi l'instinct, le besoin de le sauver, de le protéger contre lui-même, de sauver cet immense talent qu'il avait et qu'il détruisait systématiquement."
Une liaison dangereuse
D'abord plutôt indifférent à l'égard de la jeune intellectuelle, Pavel finit par s'engager, lui aussi, dans cette liaison orageuse qui se poursuivra malgré les différences quasi insurmontables entre les deux amants. Daňa reste très active dans la dissidence et crée avec son ami Václav Havel une maison d'édition clandestine pour publier des œuvres interdites par la censure. Elle signe aussi avec Pavel Juráček la Charte 77, document qui appelle le gouvernement à respecter les droits de l'homme et auquel les autorités réagissent par de violentes représailles contre les dissidents.
En 1979, Daňa Horáková, qui vient d'épouser Pavel Juráček, est obligée par la police politique d'émigrer avec son mari. Daňa et Pavel s'installent à Munich dans un petit studio et leur vie commune dans cet espace exigu aggrave encore et fait éclater les antagonismes entre leurs caractères. Daňa évoquera dans son livre les aspects pénibles de cette coexistence impossible :
"Pavel avalait des calmants avec de l'alcool. Il ne travaillait que la nuit, quand il arrivait à travailler. Il dormait le jour et c'est ainsi qu'il démolissait pratiquement sa vie sociale, ses contacts avec les autres. Et j'ai décidé de le sauver mais il ne le voulait pas. J'ai échoué et j'ai dû me rendre à l'évidence. J'ai fini par comprendre que l'amour auquel j'avais cru n'était pas tout-puissant."
Les déboires de l'exil munichois et le journal intime
La vie de Daňa et Pavel à Munich est donc une suite de conflits interrompue sporadiquement par de rares périodes d'accalmie. Les périodes d'hostilité n'alternent que rarement avec des espoirs de réconciliation et même avec des regains de tendresse et des déclarations d'amour. Ils se blessent mutuellement par des injures, ils vivent ensemble mais souvent ils étouffent dans cette proximité trop serrée et leur détresse éclate par des tentatives de se libérer de cette vie qui ressemble à l'incarcération. Pendant tout ce temps, Pavel Juráček ne travaille pratiquemment pas et laisse à Daňa le souci de subvenir aux besoins matériels de ce couple démuni. Ce n'est que beaucoup plus tard que Daňa découvrira que pendant toute cette période Pavel rédigeait régulièrement son journal intime, dont elle ignorait complètement l'existence :
"Il a écrit des milliers et des milliers de pages sur sa vie et sur les gens qu’il côtoyait et personne ne le savait. Et je crois que la raison pour laquelle il tenait son journal, est évidente. Il créait son univers parallèle. Il a créé par l'écriture un monde dans lequel il était un créateur et un maître absolu. Dans le monde de son journal il n'y avait pas d'obligations, pas d'échéances, pas de responsabilités. Dans ce monde il ne faisait valoir que ce qu'il a écrit. Ce qu'il n'a pas écrit, ne valait pas. Il évite de vivre la vie réelle et vit dans son journal."
Les démons intérieurs
Tout le livre de Daňa Horáková est marqué par une volonté quasi obsédante de comprendre, de dévoiler les secrets de la vie intérieure de son ex-mari, d'analyser les traits moraux et immoraux de son caractère, de trouver les sources de son rayonnement qui opérait sur son entourage :
"Dans Pavel couvait comme une sorte de mal archétypique, une malignité quasi animalière. Nous, les gens normaux, nous sommes poussés dans notre jeunesse par l'éducation à réprimer le mal qui est en nous. Toute notre éducation nous prépare à nous dominer, à être polis, à tenir compte des besoins des autres. Et Pavel manquait complètement de ce frein. Il a donc fait de son journal une espèce de dépôt de ses démons qui couvaient en lui."
Le panorama d'une époque et d'une société
Le livre de Daňa Horáková n'est pas cependant que le récit d'un grand échec sentimental. Elle met l'histoire de sa liaison avec Pavel Juráček dans le contexte de l'époque et le livre devient aussi un vaste tableau de la dissidence tchèque sous le régime communiste et de l'émigration tchèque dans les années 1970 et 1980. Elle décrit avec sa plume acerbe et sans complaisance non seulement le caractère et les habitudes de son mari, mais elle brosse aussi toute une série de portraits corrosifs de personnalités de la culture tchèque de ce temps-là. Elle compare Pavel Juráček à ses collègues et amis, dont Václav Havel, mais aussi aux grandes figures du passé dont Franz Kafka ou Soren Kierkegaard et y ajoute aussi de nombreuses réflexions plus générales sur les rapports entre l'homme et la femme, l'émancipation et la psychologie féminine.
A la recherche d'une objectivité impossible
Daňa Horáková se rend compte que son livre est un récit subjectif mais elle souligne qu'elle cherchait toujours l'objectivité. Dans le souci d'objectivité, elle ne se ménage pas non plus et n'oublie pas de décrire les profondeurs de la désillusion et de la démoralisation dans lesquelles elle-même avait sombré :
"Le plus difficile était d'admettre que j'étais monstrueuse moi-aussi. Il serait facile pour moi de tirer des lettres de Pavel les passages intolérables dans lesquels il peste par exemple contre mes parents et les calomnies. Mais il n'était pas facile de réaliser que moi aussi, j'offensais sa mère, que j'étais vulgaire avec lui. Avec Pavel j'ai appris tout un vocabulaire d'injures tchèques. Il était donc difficile pour moi de reconnaître que finalement nous étions à égalité en ce qui concernait le degré de colère et de haine que nous n'exprimions pas seulement par les paroles..."
En 1983, Pavel Juráček décide de mettre fin à son exil munichois qui ne lui a apporté pratiquement rien sur le plan artistique et de retourner dans son pays isolé par le rideau de fer. Restée seule à Munich, Daňa Horáková finit par couper les ponts et demande l'asile politique. Bilingue grâce à sa mère qui était allemande, elle finit par s'imposer dans la presse, réalise une longue série d'interviews avec des célébrités mondiales et dirige des rubriques culturelles de plusieurs magazines importants dont Bild et Welt am Soontag. Entre 2002 et 2004 elle sera ministre de la culture du Land de Hambourg.
Le livre monument
Bien qu'elle divorce, Daňa ne coupe pas tout à fait ses relations avec Pavel Juráček et suit de loin la dernière étape de sa vie qui se déroule dans l'inactivité et dans l'amertume. Pavel Juráček meurt en 1989 âgé de 54 ans, quelques mois avant la chute du régime communiste dans son pays. Trente ans après, Daňa Horáková ressent encore un besoin impétueux d'évoquer son mari dans un livre. Ce n'est pas et de loin un portrait élogieux mais ce livre de presque 500 pages est pourtant un monument qu'elle a érigé à la mémoire d'un homme qui fait et fera toujours partie de sa vie :
"Je ne voulais pas régler mes comptes avec Pavel. Je ne voulais pas lui faire payer quelque chose. Au contraire, je voulais comprendre, j'espérais comprendre pourquoi il n'avait même pas essayé de résister à ses démons, pourquoi il ne les avait pas chassés. C'était le besoin de comprendre, le besoin de pardonner. Cependant il ne s'agissait pas de pardonner à lui mais à moi-même. (...) Si j'ai compris quelque chose dans ma liaison avec Pavel, c'est qu'il est possible à la fois d'aimer et de haïr."