Les thermes de Kyselka, un patrimoine en péril
Direction Kyselka, à une dizaine de kilomètres de Karlovy Vary. Tout comme la célèbre ville thermale voisine, Kyselka a également été par le passé la destination de curistes et de personnalités historiques venues s’y ressourcer et profiter des vertus thérapeutiques de l’eau qui coule sous les collines qui surplombent la rivière Ohře. Mais Kyselka n’a ni le lustre ni la fréquentation touristique de Karlovy Vary. Et pour cause… ce grand ensemble d’architecture thermale tombe peu à peu en ruines, sans que personne ne semble vouloir ou pouvoir y remédier. Kyselka est le symbole de la faillite de l’Etat, des pouvoirs publics et, au-delà, du mécénat privé, dans la volonté de sauvegarder un patrimoine en péril.
« Regardez, nous nous trouvons devant le pavillon Loeschner, c’est un exemple classique de l’architecture des chalets alpins suisses… »
Pavel Ries est le directeur de l’association ASKORD, fondée en 2009. Et pour lui, la cause est entendue :
« C’est un bâtiment magnifique, l’ancienne usine d’embouteillage qui était raccordée à un funiculaire unique en son genre. Et eux, sur la base d’ un projet de soi-disant revitalisation, veulent en faire un musée. Il est complètement absurde, et les inspecteurs des monuments historiques le leur ont dit, de protéger un toit avec une bâche en plastique. Il suffit d’un coup de vent pour… et regardez, de toute façon, elle n’a même pas été installée correctement. C’est un camouflage pour dire qu’on ne reste pas les bras croisés. Mais en réalité, tout ce qu’ils ont fait, c’est condamner les portes et les fenêtres. Du coup, le bâtiment n’est pas aéré ! »
« Ils », « eux », c’est la société Mattoni. Et son directeur général Alessandro Pasquale, que les membres de l’association ASKORD ne portent pas dans leur cœur et qui le leur rend bien. En 2011, à Kyselka, un incident fort médiatisé avait vu Alessandro Pasquale donner une claque à Martin Kadrman, vice-président d’ASKORD, après que celui-ci l’ait traité de « canaille ».A l’origine de l’essor de la station thermale de Kyselka, un homme d’affaires visionnaire d’origine germano-italienne. A la fin du XIXe siècle, Heinrich Mattoni embouteille l’eau minérale de la source principale pour l’exporter dans le monde entier. Jusqu’à sa mort en 1910, Heinrich Mattoni fait construire tous les bâtiments de la station. Ses héritiers se verront confisquer le patrimoine après la Seconde Guerre mondiale, le tout étant alors nationalisé par le pouvoir communiste. Transformés en centre de soins pour enfants, les bâtiments continuent de vivre, mais au moment de la privatisation sauvage des années 1990, le patrimoine passe de mains en mains jusqu’à être racheté en partie par la famille Pasquale.
A Prague, au siège de Mattoni, dont la façade baroque est actuellement en travaux, Alessandro Pasquale réfute en bloc les accusations portées contre lui et sa société :« La partie thermale de Kyselka ne nous appartient pas. Effectivement, il y aurait eu suffisamment de temps pour faire quelque chose, mais il faut s’adresser aux propriétaires. Si vous n’aimez pas la maison de votre voisin, vous ne pouvez pas aller la repeindre. C’est quelque chose qui dépasse nos possibilités. En tout cas, je ne vois pas pourquoi l’association s’oppose à nous : c’est absurde et contreproductif. Ils veulent nous nuire pour une raison qui m’est inconnue. Sincèrement, qu’est-ce que cela apporte à Kyselka de me nuire? Causer du tort à la seule source de fonds ayant manifesté une volonté de faire quelque chose apporte-t-il quelque chose à Kyselka ? »
Un des problèmes principaux à Kyselka est la division de la propriété du site entre Mattoni et une autre société, CTS Duo. Seulement, pour les gens de l’association ASKORD, cette société est intimement liée à celle d’Alessandro Pasquale, et CTS Duo, par l’intermédiaire de son gérant, Petr Dostál, ne serait en fait rien de plus qu’un cheval de Troie de Mattoni. Pour Alessandro Pasquale, ces affirmations sont infondées :« En fait, la vérité, c’est que cette compagnie est le cheval de Troie des Chinois ! Vous voyez, mon affirmation est aussi crédible que la leur. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ils se sont réveillés un matin et ont décidé que cette société était un cheval de Troie ? Il n’y a aucune preuve, c’est ridicule. La seule chose qui nous relie avec le gérant, c’est qu’il faisait partie du conseil de la Chambre de commerce tchéco-italienne. Or, ce conseil est élu ! »
Un projet dit de « revitalisation » a bien été présenté il y a quelques temps par la société Mattoni. Mais pour les gens de l’association, celui-ci est absolument inacceptable. Martin Kadrman :« Jusqu’à l’an dernier, tous les efforts de la société des eaux minérales de Karlovy Vary tendaient à la démolition de la plupart des bâtiments, que ce soit dans la partie production ou dans la partie thermale. Un parc était prévu à la place. Seuls quatre bâtiments devaient être restaurés, ce qui signifie que 80% de Kyselka aurait dû être détruit. Heureusement, ces intentions ont été stoppées : le ministère de la Culture a refusé d’ôter le statut de patrimoine protégé à Kyselka. Un des principaux arguments pour leur sauvegarde est que les thermes de Kyselka sont un ensemble unique en Europe centrale. »
Un ensemble unique reconnu par les inspecteurs du patrimoine, mais dont le sort laisse plutôt indifférent le chef de l’Etat. En visite à Kyselka en 2011, Václav Klaus avait réfuté les appels à l’expropriation lancés par l’association, arguant que la gloire de Kyselka en tant que station thermale appartenait au passé et qu’elle n’était pas comparable à celle de Karlštejn, un des monuments les plus connus du pays.
De son côté, Pavel Ries souligne l’obligation légale et morale de la société Mattoni à restaurer Kyselka :
« Cette société est tenue de s’occuper de son patrimoine. Et si elle estime que ces bâtiments ne lui servent à rien, elle doit les proposer à l’Etat. Nous-mêmes avons proposé de prendre en charge ces bâtiments et déclaré que nous étions capables de nous en occuper. Mais eux, ce qu’ils veulent avant tout, c’est contrôler l’eau qui se trouve en dessous. Voilà la vraie raison. Ces bâtiments sont donc un obstacle ! Quand Heinrich Mattoni a fondé la station thermale, il exportait huit millions de bouteilles par an. Eux, aujourd’hui, sont capables de vous sortir deux millions de bouteilles par jour ! Vous pouvez donc imaginer la taille de la production… »
Pour sa part, le directeur général de Mattoni, Alessandro Pasquale, estime impossible toute collaboration entre lui et les gens de l’association :
« D’abord, je ne crois pas aux solutions faciles en apparence. Les problèmes en général, et celui-ci en particulier, n’ont pas de solutions faciles. Je leur ai écrit cinq fois en leur demandant de présenter leur projet pour Kyselka et la manière de le financer. Je n’ai reçu aucune réponse, mis à part une déclaration : ‘donnez-nous tout, et si nous n’arrivons à rien, nous vous rendrons tout dans cinq ans’. D’une, je ne peux pas leur donner ce qui ne m’appartient pas, juste ma partie. Et de deux, comment avoir confiance en quelqu’un qui vous propose un tel marché ? »
Dernier événement en date : lundi, des étudiants et des artistes ont manifesté face au siège de la société des eaux minérales de Karlovy Vary, organisant un happening pour tirer la sonnette d’alarme sur le sort des thermes de Kyselka. Un spot vidéo a également été diffusé, dans lequel diverses personnalités de la vie publique appellent la société Mattoni à agir. Et pourtant, au début de l’année, celle-ci s’est vue infliger une amende de 1,8 million de couronnes par la mairie de Karlovy Vary pour ne pas s’être occupée de son patrimoine. Une décision que la société Mattoni a décidé de contester devant les tribunaux.Opinion contre opinion. Communiqué contre communiqué. La bataille des mots et des petites phrases fait donc rage entre la direction de Mattoni, les gens de l’association ASKORD et une partie de l’opinion publique. Et pendant ce temps-là, indifférents à cette guerre des mots qui ne mène pour l’heure à rien, les bâtiments de Kyselka continuent lentement à se fissurer, à s’affaisser… faisant à terme, comme disait l’autre, de « belles ruines »… mais des ruines quand même.