L’Eveil des sources, cantate sur la force magique de la nature printanière

Studánka, foto: Kristýna Maková

« Chaque petite fontaine en forêt supporte le ciel par sa surface. Sans les fontaines, le ciel s’écraserait sur terre, » dit le poète Miloslav Bureš dans un poème qui évoque l’une des vieilles coutumes des habitants du Plateau tchéco-morave. Le poème intitulé « Chant de la fontaine Rubínka » a inspiré dans les années 1950 le compositeur Bohuslav Martinů pour l’une de ses oeuvres les plus populaires et les plus aimées. Le compositeur a un peu raccourci le poème de Miloslav Bureš et l’a mis en musique sous la forme d’une petite cantate qu’il a intitulée « L’Eveil des sources ». Dans cette émission spéciale de Pâques, nous vous proposons d’écouter les fragments de cette cantate inspirée par les coutumes populaires, la force vivifiante de la nature et aussi par la vie intime du compositeur.

Bohuslav Martinů
La musique était la force motrice de la vie de Bohuslav Martinů. Il n’était probablement pas très heureux dans sa vie intime mais la musique le comblait et le consolait. Le compositeur qui a vécu entre 1890 et 1959 était un globe-trotter dont la vie suivait et copiait sa carrière musicale. Marié avec une Française, il a vécu en Bohême, en France, aux Etats-Unis, en Italie et en Suisse et n’a jamais cessé de travailler. Son oeuvre est immense. Sa musique et son style ont subi de nombreuses influences qui n’ont rien enlevé à son originalité. Il s’est beaucoup inspiré de la musique populaire et des chants de Bohême et de Moravie et cela n’a fait que contribuer au caractère inimitable de son langage musical.


Les sources et les fontaines étaient jadis aimées et vénérées parce qu’elle donnaient de l’eau cristalline rafraîchissante. Hommes et animaux s’abreuvaient à ces fontaines qui, dans certains endroits, étaient les seules sources d’eau potable. Les sources d’eaux étaient donc aussi sources de vie. Après les hivers longs et rudes du Plateau tchéco-morave, les paysans de cette région austère procédaient donc à l’éveil des sources. Ils curaient les fontaines, les débarrassaient de feuilles mortes et de boue apportées par la fonte des neiges et l’eau pouvait rejaillir de nouveau dans sa pureté cristalline.

Les vieilles chroniques de cette région ont immortalisé ce rituel qui, au-delà de sa signification pratique, avait aussi une grande portée symbolique. Les gens de la campagne croyaient que celui qui nettoierait la fontaine s’attirerait le bonheur et celui qui la souillerait s’exposerait au malheur. En curant les fontaines ils chassaient les puissances obscures, les fantômes de l’hiver qu’ils rendaient responsables de leurs maladies et de leurs soucis. Le nettoyage des sources, l’acte de purification, devait être confié aux jeunes vierges. Des dictons et des chants faisaient partie de cette cérémonie printanière qui était exécutée en général par la plus belle fille du village, la reine de l’éveil des sources. Les autres filles du village formaient la suite de cette petite reine et magicienne qui invoquait les forces cachées de la nature et chassait le malheur.


Bohuslav Martinů et Miloslav Bureš,  photo: www.martinu.cz
Le rituel printanier de l’éveil des sources a été décrit en 1924 par l’instituteur Josef Karel du village de Vlčkov. Il évoque beaucoup de détails de cette cérémonie et y a ajoute également les vers et les dictons récités par les jeunes filles à cette occasion. Son texte qui est un document ethnographique précieux, finit par attirer l’attention du poète Miloslav Bureš qui lors de sa visite du village Tři studně (Trois puits) en 1954 est pris d’une inspiration subite et écrit le poème intitulé « Chant de la fontaine Rubínka ». L’année suivante, il envoie ces vers à son ami Bohuslav Martinů qui vivait en ce temps-là à Nice en France, et le prie de mettre son poème en musique.

Les vers d’une simplicité poignante émeuvent profondément Bohuslav Martinů. Ils le font revenir dans son enfance et dans sa jeunesse, ils lui apportent les souvenirs et les parfums des printemps du Plateau tchéco-morave, sa région natale, ils répondent à sa soif de pureté. Le compositeur remercie le poète par une lettre :

« Votre poème sur les sources m’a profondément touché, non seulement parce que vous êtes du Plateau tchéco-morave, mais aussi parce que c’est charmant. Cela évoque beaucoup de souvenirs qui me sont chers. Bien entendu, je les mettrai en musique; il est évident qu’un texte aussi charmant ne se rencontre pas tous les jours. »

Les vers de Miloslav Bureš sont chers à Bohuslav Martinů pour une raison qui revêt une grande importance pour sa création artistique. Comme d’autres grands artistes, il cherche à épurer son style et manifeste une forte tendance à la simplicité. Il veut créer une musique sans raffinements artificiels, un art dépouillé qui tirerait sa force de la sincérité. Il cherche la poésie profonde des choses simples. Déjà en 1942, il résume ce programme artistique par ces paroles :

« Je suis profondément convaincu de la noblesse essentielle des idées et des choses toutes simples et qui, même si elles ne sont pas exprimées par des mots pompeux et des phrases obscures, portent en elles une signification éthique et humaine. Oui, il est possible que mes pensées s’attachent à des objets et à des événements d’une simplicité de tous les jours, familiers à tous et non pas exclusivement à quelques grands esprits. Peut-être sont-ils simples au point de passer presque inaperçus, mais ils n’en contiennent pas moins une signification profonde en apportant un grand plaisir à l’humanité qui, sans eux, trouverait la vie pâle et fade. Il se peut que ces choses-là nous permettent d’avancer dans la vie et si l’on leur donne la place qui leur est due, on atteint le niveau le plus élevé de la pensée. »


Bohuslav Martinů avec Vítězslava Kaprálová à Trois puits en 1938,  photo: www.tristudne.cz
La simplicité des vers de Miloslav Bureš ne saurait pas expliquer cependant l’engouement de Bohuslav Martinů pour cette poésie. Ces vers créés par le poète dans le village des Trois puits font rejaillir, sans doute, dans la mémoire du compositeur, le souvenir de son séjour dans cette contrée charmante qu’il a visité en 1938. Invité par son élève Vítězslava Kaprálová, jeune femme belle et douée, le compositeur qui avait alors 48 ans a passé à Trois puits tout le mois de juillet. Logé dans la maison de campagne de la famille de Vítězslava, il se promenait avec elle dans les forêts odorantes des environs, buvait l’eau de leurs sources et écoutait le chant de leurs oiseaux. La présence de Vítězslava éveillait en lui les élans de la jeunesse, lui donnait un nouvel espoir, une nouvelle force de vivre et une nouvelle inspiration. Il appelait sa jeune compagne tendrement Vitka ou Vitulka et son charme fragile et presque enfantin se gravait profondément et douloureusement dans sa mémoire. Il ne pouvait pas savoir que bientôt elle et lui s’exileraient, que Vitka mourrait deux ans plus tard en France et que lui-même ne reverrait jamais plus son pays. Il écrira dans une lettre adressée à Václav Kaprál, père de Vítězslava : « Je devrais un jour glorifier le Plateau tchéco-morave avec tous ses ruisseaux et ses fontaines, dans une composition simple, pleine de voix d’enfants, de rires cristallins comme celui de Vitulka. »

Photo: Supraphon
Quand nous vivons un moment de bonheur, nous nous en rendons rarement compte. Ce n’est qu’après l’avoir vécu, après être retombé dans la grisaille quotidienne ou dans le malheur, que nous réalisons que nous avons été heureux et que ce que nous avons vécu a été, peut-être, le plus beau moment de notre vie.

A la fin de la cantate, le poète et le compositeur placent le monologue d’un pèlerin qui revient dans son pays et rassemble les souvenirs de sa jeunesse. Il évoque les rituels printaniers de jadis et se rend compte, lui aussi, du besoin de nettoyer et de faire rejaillir les sources taries de sa vie. Il se range avec humilité dans la lignée de tous ces hommes et femmes qui ont vécu, travaillé et sont morts dans ce pays. Ce sont eux qui se passaient de main en main « la clé lourde » de ce pays austère, la clé que lui-même doit transmettre à ceux qui vont venir.