L’itinéraire du président fondateur Tomáš Garrigue Masaryk
C’est incontestablement Tomáš Garrigue Masaryk qui a joué le rôle clé lors de la naissance de la République tchécoslovaque indépendante en octobre 1918. Dans l’histoire européenne il n’y a pas beaucoup d’hommes ayant réussi, comme lui, à créer un Etat viable, multiethnique et démocratique. C’était un véritable coup de génie qui a créé un îlot de démocratie dans une Europe sombrant dans l’arbitraire. Certes, Masaryk n’était pas infaillible mais ce qu’il a fait pour son pays, c’était le travail d’un titan. Revenons aujourd’hui à cette personnalité fondatrice dont l’influence se fait sentir encore aujourd’hui.
Plusieurs générations d’hommes politiques se sont référées à Masaryk, se sont inspirées de ses idées et ont interprété son œuvre. C’était le cas du premier président postcommuniste, Václav Havel, et c’est aussi le cas du président actuel de République tchèque Václav Klaus. Celui-ci a résumé son attitude vis-à-vis de Masaryk dans un discours prononcé à l’occasion du 70e anniversaire de la mort du premier président tchécoslovaque :
« Il n’était pas révolutionnaire par nature. Il croyait à la possibilité de réformer la société par le perfectionnement moral des individus et de changer la situation en Autriche-Hongrie par des réformes politiques. C’est pourquoi il a été jusqu’à la Première Guerre mondiale député du Parlement de Vienne. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la politique autrichienne et allemande de cette époque l’ont obligé à revoir son attitude. »
Et Václav Klaus de constater que Masaryk, cet homme critique mais loyal, n’a pas hésité à devenir, à l’âge de 64 ans, initiateur des changements radicaux :
« Il a choisi l’exil et s’est mis à lutter de toutes ses forces pour la création d’un Etat tchécoslovaque indépendant. Il s’est imposé comme un homme politique et un diplomate extrêmement habile et systématique. Il a obtenu l’appui des puissances occidentales pour son idée. Il a profité du soutien des originaires de Bohême et de Moravie, a su imposer son autorité et trouver le soutien aussi dans son pays. Pour réaliser ses objectifs, il a procédé à la fondation des Légions tchécoslovaques qui ont aidé la nouvelle république à se placer aux côtés des vainqueurs de la guerre. »Si les idées et la vie de Masaryk sont relativement connues parmi la population tchèque, c’est grâce, entre autres, à un livre de l’écrivain et journaliste Karel Čapek. Dans le livre intitulé « Entretiens avec Masaryk » l’écrivain interroge le président et les réponses de celui-ci composent finalement l’image d’un homme, d’une vocation et d’une situation historique. La première version du livre suit le cheminement de la vie de Masaryk jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, l'effondrement de l’empire austro-hongrois et la fondation de la Tchécoslovaquie indépendante. Čapek travaille sur ce portrait du Président philosophe chaque fois que l'occasion se présente entre 1926 et 1935. Il avoue d'ailleurs dans ses souvenirs que le président relisait le texte, le corrigeait, l'enrichissait de ses remarques et y ajoutait souvent des alinéas entiers.
Le livre commence par des chapitres consacrés à l'enfance du petit Tomáš dans la campagne morave, évoque ses années de jeunesse passées à Brno et à Vienne, le mariage du jeune homme avec l’Américaine Charlotte Garrigue, les études du future professeur et sa carrière universitaire. Il réserve aussi une large place à ses luttes pour des causes diverses qui revêtent souvent un aspect politique. Ainsi il retrace, entre autres, la polémique de Masaryk sur les célèbres manuscrits anciens que des patriotes tchèques auraient retrouvé au début du XIXe siècle et dont l'existence était considérée comme la preuve des racines historiques très anciennes de la culture et de la civilisation tchèques. Masaryk a révélé qu'il s'agissait de faux et a appuyé son opinion par de nombreuses preuves scientifiques.
Le livre évoque aussi l'engagement de Masaryk contre l’antisémitisme dans l'affaire Hilsner qui était pour les Tchèques ce que l'affaire Dreyfus était pour la France. Il rappelle également les positions courageuses du député Masaryk défendues devant le Parlement de Vienne, son soutien aux Croates et aux Serbes, son engagement pour la Slovaquie, ses réflexions sur la Russie et les Slavophiles et bien sûr aussi ses longues activités politiques qui donnèrent naissance à un nouvel Etat au cœur de l'Europe, fruit d’un inlassable travail. C’est par ces paroles que le président se souvient de ce moment victorieux survenu en 1918 :
« Et puis j'ai reçu la dépêche annonçant que, chez nous, on m'avait élu président. Pour ma part, jusqu'alors, je n'y avais pas songé. Quand je me représentais ce que je ferais après mon retour, je ne pensais qu'au journalisme. (...) Je suis parti (des Etats-Unis) le 20 novembre 1918. La traversée a été mon premier repos, au bout de ces quatre ans. Avec ma fille j'ai pu jouer aux échecs - depuis 1914, je n'y avais pas touché. Je me suis promené sur le pont, j'ai regardé la mer en réfléchissant à la façon dont tout cela s'était fait, - et je me suis senti heureux. Seigneur, nous avions tout de même réussi. »
Bien entendu le président ne se limite pas au seul récit biographique, mais il ajoute à ses souvenirs aussi ses réflexions et la leçon tirée des événements de sa vie qui constituent la base de sa sagesse. Il ne cache pas les liens profonds existant entre lui et le peuple qui renaît entre ses mains, sans jamais oublier le contexte international et le climat moral dans lequel ce peuple doit évoluer. Il ne cherche pas à cacher la situation problématique de son peuple sans oublier pour autant de souligner les traits positifs de cette situation :
« Nous ne serons jamais qu'une minorité très restreinte, dit-il, cependant lorsqu'une petite nation, avec ses moyens limités, arrive à réaliser quelques chose, ce quelque chose prend une valeur morale toute particulière, une valeur immense, comme l'obole de la veuve dans l'Evangile. Nous ne sommes pas pires que n'importe quel autre peuple ; nous sommes meilleurs, même, par certains côtés, et on commence à s'en apercevoir à l'étranger. Peu importe que nous soyons une petite nation. Cela a des avantages aussi : nous pouvons mieux nous connaître et vivre entre nous plus intimement ; nous pouvons nous sentir mieux 'chez nous'. (…) Voilà le problème d'une petite nation : nous devons travailler plus que les autres, en faisant preuve d'adresse. Et si quelqu'un prétendait nous contraindre par la force, ne pas céder. Ne pas céder, voilà tout. »
Le lecteur constate avec étonnement que les opinions de Masaryk sur l'éducation, l'école, la morale et l'évolution des mœurs n'ont presque pas vieilli. Voici ce qu'il pense par exemple sur les rapports entre les hommes et les femmes :
« Comment, je vous le demande, comment se fait-il, qu'on puisse discuter sur le fait de savoir si la femme est l’égale de l'homme! Comme si la mère, qui a engendré l'enfant n'était pas l'égale du père! Si l'homme aime vraiment, comment pourrait-il aimer un être inférieur à lui ? »
Masaryk est aussi un homme épris de culture, un véritable connaisseur de la littérature européenne qu'il compare avec la littérature tchèque.
« Je suis venu à la littérature tchèque après avoir fait le tour des littératures mondiales, constate-t-il, et cette comparaison avec les grands modèles européens m'interdisait l'enthousiasme que vous autres êtes capables d'éprouver. (...) J'observe que notre poésie est meilleure que les romans. Ce qui nous manque surtout c'est un roman tchèque et slovaque... »On peut se demander aujourd'hui si cette vie pleine de travail qui a hissé un garçon pauvre au sommet de la hiérarchie d'un Etat et qui est un des sujets de ce livre, a été une vie heureuse. Masaryk lui même répond à cette question :
« Heureux, pourquoi pas ? D'ailleurs si j'étais resté forgeron à Čejč, je serais sans doute aussi heureux que je le suis maintenant. L'essentiel est d'avoir une vie riche en événements et en évolution intérieure... et en cela, j'ai tout lieu d'être satisfait. »