Ludmila, première chrétienne de Bohême
« Hospodine, pomiluj ny » (« Seigneur, prends pitié de nous ») est le plus ancien chant liturgique tchèque. Il remonte probablement au tournant des Xe et XIe siècles. Ce chant est repris par Antonín Dvořák dans le final grandiose de son oratorio Svatá Ludmila (Sainte Ludmila). Dans cette œuvre monumentale créée en 1886 au festival de Leeds en Grande-Bretagne, le compositeur plonge dans la profondeur du temps pour évoquer les débuts du christianisme en Bohême. Il raconte par la musique l’histoire de la princesse Ludmila, une des grandes figures de l’aube de l’histoire tchèque.
Ludmila, la grand-mère du prince Venceslas de Bohême
Fille du prince Slavibor, Ludmila est d’abord élevée dans le culte païen. Mais après avoir épousé Bořivoj Ier de la famille des Přemyslides, elle adopte avec lui la foi en le Dieu unique et ouvre l’ère chrétienne du peuple tchèque. Née autour de l’an 860, cette princesse n’est pas seulement une épouse et une mère. Elle entend jouer aussi un rôle politique. C’est elle qui est chargée de l’éducation de son petit-fils Venceslas, qui entrera dans l’histoire comme le saint patron de Bohême et dont nous célébrons la fête en ce 28 septembre. C’est donc à Ludmila et au monument musical que lui a érigé dans son oratorio le compositeur Antonín Dvořák que nous allons consacrer cette émission.L’histoire et la légende
L’histoire tchèque des IXe et Xe siècles souffre aujourd’hui encore d’une pénurie d’informations. Les sources sur cette période manquent souvent et les historiens qui s’efforcent de combler ces lacunes n’ont pas la tâche facile, car il leur faut démêler la vérité factuelle de la légende. Le poète Jaroslav Vrchlický, auteur du livret de l’oratorio Sainte Ludmila, n’était, lui, pas tenu de respecter fidèlement les données historiques. Il a ainsi créé un grand poème dramatique dans lequel l’histoire se marie à la légende et qui a permis à Antonín Dvořák de déployer ses forces créatrices. Le premier acte de l’oratorio est situé dans le château de Pšov (aujourd’hui Mělník) où se déroule une fête païenne. Ludmila et son peuple se prosternent devant la statue de la déesse Bába en l’implorant de leur donner paix et prospérité.La fête pleine de fraicheur, d’espoir et de charme printanier est brutalement interrompue par l’arrivée de l’ermite Ivan qui détruit la statue païenne. C’est une scène d’une grande tension dramatique que le musicologue Guy Erismann décrit avec ces mots :
« Sur la paix païenne, la sévérité du Dieu unique se révèle dans toute sa force implacable. A l’image des statues des grands prêtres de l’inquisition pointant du doigt le pécheur terrassé, comme on le voit à Saint-Nicolas de Malá Strana, l’ermite, de sa hache, réduit en pièces l’idole vénérée. Tandis que la crainte saisit la foule, Ludmila, frappée d’un coup par la lumière divine, chante sa confiance et demande à connaître la voie menant aux joies du bonheur céleste. »
Un couple princier converti au christianisme
Le deuxième acte de l’oratorio nous amène devant une grotte dans une forêt profonde. C’est là que Ludmila, accompagnée de sa servante, vient chercher l’ermite Ivan, persuadée que cet homme mystérieux peut l’aider et lui apporter le salut. Cette fois, l’ermite l’accueille avec sérénité et accomplit un miracle devant elle. Il guérit une biche mortellement blessée par une flèche tirée par les archers du prince Bořivoj Přemyslide. Le prince lui-même, arrivé devant la grotte, est témoin de la guérison miraculeuse de l’animal. Et c’est à ce moment-là que Bořivoj rencontre Ludmila pour la première fois. La beauté de la jeune femme provoque en lui un profond changement. Il ne peut résister à tant de grâce et de pureté. Désormais il suivra cette jeune femme devenue une ardente chrétienne. Il l’épousera, elle et sa foi. Et la conversion du couple princier sera celle aussi finalement de tout un peuple.Un grand oratorio plein d’émotions et de couleurs
Dans son livre consacré à Antonín Dvořák, Guy Erismann constate que le compositeur s’est sans doute inspiré des auteurs d’oratorios « à l’anglaise », tels Haendel et Mendelssohn, surtout dans les deux parties extrêmes pleines d’interventions chorales souvent polyphoniques :« Très habilement, afin d’éviter toute monotonie dramatique et musicale, ces interventions chorales couvrent une très large palette expressive : réjouissances villageoises, chœurs solennelles, chœurs de prière et de supplication, de confiance et de foi, d’attente et d’interrogation, de louange, d’effroi, de réjouissance, d’angoisse, de félicité et d’acclamation, tous dans leur variété d’une remarquable efficacité et d’une grande habileté d’écriture. La partie centrale fait la place belle aux quatre solistes, leurs réservant airs, duos, trio et quatuor, d’un lyrisme sobre où les deux héros exaltent le bonheur de leur rencontre divine et leur éblouissement mutuel. La partie orchestrale rehausse l’ensemble de coloris discrets sauf dans l’explosion de joie finale. »
Cette joie éclate dans le troisième et dernier acte que l’auteur du livret Jaroslav Vrchlický a situé dans l’église de Velehrad en Moravie. C’est là que le couple princier Bořivoj et Ludmila reçoit le baptême des mains de l’évêque Méthode, saint apôtre venu de Salonique avec son frère Cyrille pour évangéliser les peuples slaves.
La vie et le martyre de sainte Ludmila
Les auteurs de l’oratorio quittent la princesse Ludmila au moment de son baptême à Velehrad. Ils supposaient sans doute que le public tchèque connaissait la suite de l’histoire et les étapes postérieures de la vie de la princesse. Car la cérémonie monumentale de Velehrad n’est que le prélude d’une vie dramatique. Sur la scène politique Ludmila sera la rivale de sa belle-fille Drahomíra, une femme ambitieuse et éprise du pouvoir. Le conflit entre les deux femmes s’envenime encore lorsque l’éducation des fils de Drahomíra, le jeune prince Venceslas et son frère, est confiée à Ludmila. Celle-ci influencera profondément le futur héritier du trône de Bohême. Drahomíra, qui règne après la mort de son époux le prince Vratislav, décide finalement de se débarrasser de cette belle-mère encombrante et commande son assassinat par des tueurs à gages. La princesse régicide ne sait pas et ne peut pas savoir que ce meurtre, le martyre de Ludmila, constituera la première étape de la future canonisation de sa rivale. Dans son oratorio Antonín Dvořák quitte Ludmila au milieu des acclamations du peuple, au moment probablement le plus glorieux et le plus heureux de sa vie. La musique qu’il a composée pour illustrer cette scène finale marie ardeur et monumentalité pour toucher au sublime. Citons encore pour conclure Guy Erismann, qui voit là aussi une sorte de confession de l’auteur :« Avec cette œuvre Dvořák affirme solennellement son attachement aux origines orientales de son pays en même temps que sa foi en Dieu. En faisant entendre le fameux cantique slave Hospodine, pomiluj ny (Seigneur tout puissant, ait pitié de nous) qui encadre toute cette dernière partie et en lui greffant solennellement le Kyrie eleison de la liturgie romaine, il affirme son œcuménisme et sa volonté d’honorer l’Eglise qui est devenue sienne. »