Marie-José Růžičková : « Je savais où je mettais les pieds » (1ère partie)
Les unions maritales entre Tchèques et Français ne sont désormais pas chose exceptionnelle. Mais qu'en était-il avant la Révolution de velours, qui mit fin au régime communiste, en place depuis plusieurs décennies ? Tel est le destin de la peintre Marie-José Růžicková. Née le 11 novembre 1943 à Monaco, elle grandit en France, en poursuivant une formation musicale et d'arts plastiques sur la Côte d’Azur. Au début des années 1980, elle y rencontre son futur mari, le désormais célèbre et légendaire pianiste et compositeur de jazz tchèque, Karel Růžička, et se décide à le suivre en Tchécoslovaquie. Marie-José Růžicková y jettera l’ancre. Pour trente ans. À l’occasion de son exposition à la galerie Portheimka é Prague cet été, elle a révélé au micro de Radio Prague, ses débuts artistiques, tout en retraçant sa transition personnelle qui s’est déroulée de l’autre côté du rideau de fer.
« J’ai terminé l’école de dessin municipale, qui s’appelait la villa Thiole. Je n’ai fait que deux ans. Normalement il fallait faire trois ans, mais je n’en ai fait que deux, parce qu’au bout des trois premiers mois je suis passée en première année. Mais j’aurais bien aimé aller à Paris, intégrer l’école de gravure. Mais à l’époque mes parents disaient « Paris, oh la la, impossible qu’une jeune fille soit seule à Paris ». Alors j’ai essayé de travailler, et quand j’ai eu la majorité enfin, je me suis achetée une petite valise et je suis partie à Florence. Entre temps j’avais travaillé presque deux ans avec un antiquaire à Monaco, et j’ai appris la technique de restauration de tableau, le rentoilage. C’est vraiment quelque chose de passionnant. »
« Donc à Florence j’ai travaillé avec les antiquaires pour restaurer, car c’était un an après les inondations et il y avait énormément de travail. J’y suis restée sept ans, à travailler avec les antiquaires, à faire de la gravure avec un professeur de l’académie aussi. J’ai appris une technique de l’art pauvre, qui est née à l’époque où Marco Polo revenait de la Chine : ceux qui n’avaient pas suffisamment d’argent prenaient des artisans qui découpaient de vieilles gravures, qui les collaient sur les meubles et les peignaient, ce qui donnait une patine. J’ai donc appris cette technique là. J’ai vécu, comme on dit, la vie de bohême. Je m’étais toujours dit que je voudrais aller vivre quelques temps à Florence un jour. Parce que ça a été la capitale de la Renaissance, et que mon peintre préféré pré-renaissance est Giotto. »
« Et puis à un autre moment, je m’étais également dit que je voudrais aussi aller à Prague, parce que ça a été la capitale de l’art européen. Mais à l’époque, aller de l’autre côté du rideau de fer, il fallait avoir de l’argent, et on ne pouvait pas y aller si facilement. Alors, qu’en Italie, on passait la frontière sans problème avec la carte d’identité. Donc je suis restée sept ans à Florence, puis je suis revenue à Monaco. J’ai recommencé à travailler et j’ai découvert que l’on pouvait travailler professionnellement avec ce que l’on aimait. Moi j’aimais les Arts, j’aimais la musique, donc j’ai fait ma formation pour être animatrice de centre de vacances. Puis j’ai continué comme directeur de centre de vacances. »« Après je me suis embarqué dans la formation pour avoir le Capaz, il y a eu des réformes par la suite et c’est devenu un DEFA - Diplôme d’Etat à la Formation d’animation. Et je me suis trouvée à ouvrir le club du troisième âge à Monaco. Donc ce club était au 1er étage, et au dernier étage il y avait le conservatoire de jazz. Il y avait de très bonnes relations. La première des choses que l’on a faite, c’était descendre un vieux piano au club du troisième âge, et une fois par mois, les élèves venaient jouer et c’était le petit bal du samedi. À ce conservatoire de jazz, qui dépendait de l’Académie de musique, il y avait un Concours International de Composition de Thème de Jazz. Mon futur mari (le compositeur et pianiste de jazz, Karel Růžička, ndlr) que je ne connaissais pas encore a participé plusieurs fois à ce concours et a été primé trois fois. Le directeur du conservatoire a voulu le connaitre, il s’est donc rendu à Prague, pour faire sa connaissance, jouer avec lui et ensuite l’inviter à faire partie du jury. »Vous avez rencontré votre mari en 1981, comment se fait-il qu’il était francophone ?
« Il n’était pas du tout francophone. Chacun avait son dictionnaire, moi, anglais- français, lui, anglais-tchèque, et on communiquait comme cela. Il a appris le français à cause de moi, et moi j’ai appris par la suite, beaucoup plus lentement d’ailleurs, le tchèque, puisque ce n’est pas une chose facile. »En 1983, vous quittez la France pour partir à Prague…
« Il est venu me chercher au mois de novembre. Ce qui a été assez difficile, c’était d’obtenir le permis de séjour permanent. Je l’ai eu pour trois mois. Il faut dire qu’à l’époque, puisqu’on était marié, je n’avais le droit de changer que 15deutsche mark par jour. Avec 90 jours, cela faisait donc 90 fois 15deutsche mark. Ensuite, j’aurais dû recevoir mon permis de séjour permanent, que je n’ai pas reçu. Mais heureusement que j’avais travaillé avec la Radio de Prague, pour donner des cours de français. Chaque fois que je gagnais 90 couronnes, je pouvais rester un jour de plus. Donc cela m’a permis de prolonger le séjour de trois mois, mais il a fallu au total six mois pour que j’obtienne mon permis de séjour permanent renouvelable chaque année. »
Et comment s’est fait justement ce passage entre l’Ouest et l’Est, avec le rideau de fer ?
« Je savais où je mettais les pieds quand même. En 1968, j’étais à Florence et j’avais suivi les manifestations, le Printemps de Prague, je regardais cela à la télévision. Je pleurais, en me disant, pourquoi la France ne réagit-elle pas. Ça c’est une affaire politique. J’avais lu quand même pas mal de livres interdits ici à l’époque, et je savais où je mettais les pieds. Mon mari m’a toujours dit, heureusement que tu ne parlais pas le tchèque, parce qu’autrement on aurait eu des problèmes. Par exemple, on ne pouvait pas critiquer le régime, on ne pouvait pas dire quelque chose contre le régime. »C’est ce que vous faisiez, mais en français.
« Oui, oui, heureusement. Mais je commençais un petit peu, je suivais des cours de langues une fois par semaine, en anglais et en tchèque, pour commencer à se débrouiller. Mais c’était assez difficile de faire les courses, parce que les employés se foutaient pas mal de ce que vous vouliez, ce dont vous aviez besoin. Donc je jouais, j’écrivais sur un papier, j’arrivais avec un grand sourire, je montrais et alors on me servait. Et quand on m’avait servi, je disais « Děkuji moc » - « Merci beaucoup », avec un grand sourire. J’avais trouvé un subterfuge. »
« Et une fois j’ai été convoquée par la police. Première question : « Jak se Vám líbí tady? » - « Comment vous vous sentez ici, ça vous plait ? ». Je dis, pourquoi ça ne devrait pas me plaire, j’ai choisi de venir ici. Ils ne comprenaient pas pourquoi mon mari n’était pas venu vivre à Monaco, parce qu’en principe les gens se mariaient avec un étranger pour partir. Et là c’était le contraire, c’est moi qui suis venue. Alors j’ai expliqué, que si on avait eu 20 ans, peut-être on aurait tenté de commencer une vie professionnelle. Mais à 40 ans, la vie professionnelle elle est déjà, ou affirmée, ou alors il n’y a rien. Et comme mon mari était quand même un artiste reconnu, il était soliste de l’Orchestre de la Radio, on lui commandait des compositions, il pouvait aussi éventuellement aller de temps en temps à l’étranger, c’est moi qui ai choisit de tout laisser, famille, vie professionnelle, et de venir vivre ici. De toute façon, dans ma jeunesse, j’avais bien eu envie de venir vivre ici. »Pendant vos débuts, n’y avait-il pas une nostalgie de votre pays, une volonté de revenir ?
« Non, non, jamais. »
À aucun moment ?
« Non. Ça avait été tellement difficile d’arriver à vivre ensemble, que c’était une victoire. La seule chose, c’est que je n’avais pas le droit de travailler et d’acheter le matériel dont j’avais besoin. Ça c’était un petit problème. Mais bon, ce n’était qu’un problème technique. Je dessinais, je peignais pour moi. Je n’avais le droit d’acheter que du matériel produit par la Tchécoslovaquie de l’époque, mais pas d’acheter par exemple des aquarelles hollandaises, qui sont les meilleures. Je ne pouvais pas. Alors une fois par an, nous allions à Monaco. Mon père nous envoyait une invitation. Il me fallait quatre mois d’attente pour que mon mari ait tous les visas pour pouvoir sortir du pays, et là-bas, sur place, j’achetais le matériel dont j’avais besoin et je le ramenais. »« Après, il y avait pleins de petites aventures, de petite histoires. Il y avait des queues partout. Il y avait pleins de jolies boites dans les vitrines ; une fois je suis allée à Národní (l’Avenue Nationale à Prague, ndlr), pour acheter des spaghettis, j’avais envie d’en manger. Je rentre, je demande, on me dit, il n’y en a pas. Je dis : « mais il y a des boites dans la vitrine », « Oui, mais elles sont vides ». Ah bon. Donc il n’y avait pas grand chose comme choix. Mais vous alliez vous promener dans la forêt et vous trouviez pleins d’herbes aromatiques. Par exemple faire une petite omelette avec des fleurs de pissenlits, c’est délicieux. Faire de la salade avec des feuilles de pissenlits, et autres. La « rukola » - la roquette, que l’on trouve maintenant, à l’époque aussi ça existait, mais les gens ne connaissaient pas, et n’allaient pas la ramasser. »Y avait-il un décalage par rapport à ce que vous pensiez que ça allait être en 1983, lorsque vous êtes arrivée, et effectivement comment c’était ? Ou est-ce que c’était vraiment à ce que vous vous attendiez ?« Oui, c’était vraiment comme je pensais. C’est très bien décrit dans les romans, les légendes… J’avais un tableau très précis de comment était la vie ici. Je savais comment ça fonctionnait et malheureusement j’ai trouvé que cela correspondait. Il n’y avait pas d’améliorations. »