Miloš Forman, un cinéaste entre le jardin zoologique et la jungle
« La question essentielle du monde moderne est de savoir si nous voulons vivre dans une jungle où dans un jardin zoologique, » écrivait en 1989 le réalisateur Miloš Forman et cette question se reflète et resurgit d’une manière ou d’une autre dans tous ses films. C’est cette même idée qui parcourt, telle un fil rouge, tout le livre que son auteur Jan Lukeš a intitulé Miloš Forman v kostce – Miloš Forman en condensé.
Le meilleur comédien de tous ses films
Le livre de Jan Lukeš n’est ni une monographie ni une biographie classique. La vie et l’œuvre de Miloš Forman (1932-2018) sont racontées, expliquées et commentées dans de petits chapitres thématiques qui ne respectent pas toujours la chronologie des événements et l’auteur invite le lecteur à aborder le livre d’une manière sélective et à choisir avant tout les chapitres et les thèmes qui l’intéressent spécialement. C’est donc un ouvrage qui ne se lit pas comme un roman mais plutôt comme une encyclopédie. En rédigeant ce livre, Jan Lukeš a abondamment puisé dans ses archives personnelles :« Mes archives sur Miloš Forman sont très riches depuis le tournage pour la télévision publique tchèque de la série intitulée L’âge d’or des années soixante. Nous avons longtemps attendu l’arrivée de Miloš Forman. Il ne s’est décidé qu’au dernier moment à participer à notre projet mais il nous a consacré finalement à peu près cinq heures de son temps. Et tout à coup je me suis rendu compte qu’il était prêt à sacrifier plusieurs heures de sa vie à des gens qu’il ne connaissait pas du tout et leurs raconter par la parole, la mimique et le geste tous ses films. D’ailleurs le cameraman Miroslav Ondříček a dit que Miloš Forman était le meilleur acteur de tous ses films. »
Orphelin de guerre
C’est à Čáslav, une petite ville tchèque en Bohême de l’est, que Miloš Forman est né en 1932. Son père Rudolf est enseignant à l’école normale de cette ville, sa mère Anna est gérante d’une pension de famille. L’enfance du petit Miloš est loin d’être idyllique car la Seconde Guerre mondiale démantèle sa famille. Ses parents sont déportés et meurent du typhus dans le camp d’Auschwitz et Miloš grandit dans la famille de son oncle. Ce n’est que beaucoup plus tard, dans les années 1960, qu’il apprend que son père biologique n’était pas Rudolf Forman mais le voisin de sa famille Otto Kohn, un architecte juif réfugié en Equateur. En 1945, Miloš est admis à l’école spéciale pour orphelins de guerre dans la ville de Poděbrady où il se lie d’amitié avec un autre élève qui s’appelle Václav Havel. Attiré par le théâtre, Miloš joue d’abord dans des troupes d’amateurs et finit par être admis au département de dramaturgie et de scénaristique de la faculté de cinéma à Prague. Désormais toute sa vie sera vouée au cinéma. En 1963, donc à l’âge de 31 ans, il réalise son premier long métrage intitulé Černý Petr - L’As de pique qui est l’un des premiers succès de la nouvelle vague du cinéma tchèque. Jan Lukeš remarque que pour imposer ses projets le jeune réalisateur devait déployer non seulement son art de cinéaste mais aussi beaucoup d’astuce et de diplomatie :« Je pense qu’il était un grand diplomate. Son ancien collaborateur Václav Šašek dit qu’il s’est senti effleuré de l’aile du génie lorsqu’il a rencontré Miloš Forman pour la première fois. Dans la personnalité de Miloš Forman il y avait quelque chose qui est difficile à saisir mais qui lui permettait de communiquer non seulement avec les apparatchiks communistes mais aussi avec les responsables hollywoodiens pour obtenir à la fin ce qu’il voulait. »
La trilogie de films tchèques
L’As de pique ouvre la célèbre série des trois films tchèques de Miloš Forman qui attirent sur lui l’attention du public international. En 1965, il achève Les Amours d’une blonde et deux ans plus tard il confirme sa réputation avec la comédie sarcastique Au feu, les pompiers. Dans le chapitre consacré à cette trilogie dans son livre, Jan Lukeš constate que le public et la critique ont été subjugués par l’authenticité quasi documentaire de ces petits drames, par la direction souveraine des comédiens qui sont presque tous non professionnels et par la critique corrosive de la médiocrité des individus et de toute la société.
Une transformation lente et difficile
Le réalisateur prometteur est acclamé dans son pays et à des festivals internationaux et il semble que rien ne pourra arrêter désormais son ascension. Mais le sort lui assène un coup qui risque d’être fatal pour son avenir artistique. En 1968, son pays est envahi par l’armée soviétique et Miloš Forman s’exile aux Etats-Unis où il est obligé de reprendre sa carrière pratiquement dès le début. Cette transformation lente et difficile du cinéaste tchèque en réalisateur américain est aussi un des grands thèmes du livre de Jan Lukeš :« C’est ce qui m’a inspiré le plus. Je me suis posé la question de savoir comment un homme qui avait grandi dans la Tchécoslovaquie socialiste aurait pu surmonter un tel obstacle comme le rideau de fer. Ce n’était pas seulement un obstacle politique mais en même temps la barrière entre deux systèmes de production. Le cinéma étatisé en Tchécoslovaquie de l’époque était complètement différent de l’industrie cinématographique d’Hollywood. Et pourtant Miloš Forman y a réussi de la même façon comme dans sa patrie tchèque. C’est fascinant. »
La grande épopée hollywoodienne
Après l’échec relatif de son premier film américain Taking Off (1971) Miloš Forman doit attendre jusqu’en 1975 pour se faire remarquer et faire face à la terrible concurrence hollywoodienne. C’est le succès fracassant de son film Vol au-dessus d’un nid de coucou produit par Michael Douglas et avec Jack Nicholson dans le rôle principal, qui le propulse parmi l’élite des artistes d’Hollywood. Et c’est également le début de la série de ses grands succès internationaux qui culminera par Amadeus (1984), une fresque historique s’inspirant librement de la vie de Mozart pour illustrer le conflit entre le génie et la médiocrité. Dans la grande série des films américains de Miloš Forman se détache entre autres une adaptation pour le grand écran de la célèbre comédie musicale Hair à laquelle le réalisateur a donné un fort accent antimilitariste. Huit nominations pour les Oscar sont attribuées à Ragtime, adaptation du roman de Lawrence Doctorow sur la révolte de l’individu contre l’injustice. Au milieu des années 1990, le réalisateur provoque une grande polémique avec le film Larry Flint (1996), un portrait du magnat de la presse pornographique américaine qui est en même temps une méditation sur la liberté d’expression. Et en 2006, Miloš Forman revient encore sur le devant de la scène avec le film Les Fantômes de Goya, œuvre considérée comme son testament artistique et dans laquelle le réalisateur pose la question inquiétante de savoir qui est responsable des atrocités commises au nom de diverses idéologies.La jungle et le jardin zoologique
Tout cela a été réalisé donc par un homme qui a refusé de vivre dans la sécurité du jardin zoologique du système totalitaire et a choisi une existence incertaine et dangereuse dans la jungle du monde capitaliste où il trouvait cependant une valeur qu’il considérait comme essentielle – la liberté. C’est là qu’il a pu réaliser son œuvre et mettre en valeur aussi d’autres traits caractéristiques de sa personnalité évoqués par Jan Lukeš :
« Quand on dit diplomate, cela peut sembler un peu louche. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises et j’ai toujours senti que son intérêt pour ce que nous faisions était tout à fait sincère. Il s’intéressait vraiment à tout cela, ce qui a créé entre nous tout de suite une relation très personnelle qui était bien profitable pour notre travail. »Nous avons déjà dit que Miloš Forman avait été obligé de changer après son arrivée aux Etats-Unis pour s’adapter aux nouvelles conditions de vie et de travail et pour se faire accepter du public américain. Il y a des spectateurs et critiques qui déplorent que le Forman américain ait renié le Forman tchèque, qu’il ait échangé l’âpre perspicacité de ces films tchèques pour le succès commercial et le style moins original de ses films américains. Jan Lukeš n’est pas de cet avis. Il écrit :
« Dans le fou rire libérateur d’Amadeus, dans la résistance contre le pouvoir établi dans le film Hair et dans le récit sur la lutte isolée contre l’arbitraire et pour la dignité humaine dans le film Ragtime il y a la même poussée vers l’existence humaine intégrale et sans déformation comme dans les films que Forman a réalisés encore dans sa patrie. Ses ‘petits’ films vivent donc dans ses films majeurs et nous surprennent toujours et toujours par leur vision tragi-comique de la condition humaine. »