Une destinée broyée par l'histoire

"Vous êtes mort, Docteur. Vous avez beaucoup exigé de moi. Pendant trente ans, je vous ai maintenu en vie, vous un fantôme, et pendant trente ans vous m'avez tourmentée, vous m'avez gâché ma vie, vous un mort. Vous n'êtes même pas mort dans la richesse et le bonheur, mais dans un camp de prisonniers chez les Russes. Comment puis-je encore vous parler. Mes sentiments pour vous sont épuisés. Comprenez-vous cela? Je suis vide, vide." C'est par cette lettre qu'une vieille femme s'adresse à un homme qui a existé jadis dans sa vie.

"Vous êtes mort, Docteur. Vous avez beaucoup exigé de moi. Pendant trente ans, je vous ai maintenu en vie, vous un fantôme, et pendant trente ans vous m'avez tourmentée, vous m'avez gâché ma vie, vous un mort. Vous n'êtes même pas mort dans la richesse et le bonheur, mais dans un camp de prisonniers chez les Russes. Comment puis-je encore vous parler. Mes sentiments pour vous sont épuisés. Comprenez-vous cela? Je suis vide, vide." C'est par cette lettre qu'une vieille femme s'adresse à un homme qui a existé jadis dans sa vie. Une vie marquée fatalement par cette présence éphémère, une vie qui était broyée par les roues de l'histoire, entre le nazisme et le communisme. Elle s'appelle Bozena et ce nom, on ne peut plus tchèque, est aussi le titre d'un livre qui raconte son histoire. Nous le devons à l'écrivain allemand Peter Härtling qui décrit non seulement l'existence de cette femme, mais aussi, au second plan, l'histoire de Tchécoslovaquie. Au-delà de la peinture des vicissitudes de l'histoire, ce récit est, avant tout, une histoire d'amour, d'un amour inavoué, quasi inexistant mais qui n'en est pas moins fatal.

Peter Härtling est né en 1933 à Chemnitz en Saxe mais sa jeunesse se déroulait aussi en Moravie et en Autriche. D'abord journaliste, puis directeur d'une grande maison d'édition, il s'est consacré à partir de 1973 à l'écriture. On lui doit de nombreux livres dont plusieurs biographies romancées de grandes figures de la culture allemande, Mörike, Hölderlin, Schubert, Schumann. Son livre le plus célèbre intitulé Femmes a été porté à l'écran et il est lauréat de nombreux prix littéraires. Le roman Bozena lui a été inspiré par la femme qui avait été secrétaire de son père.

Bozena est d'abord une jeune étudiante prometteuse, mais elle doit interrompre ses études de droit au cours de son second semestre car la Deuxième Guerre mondiale arrive et les nazis allemands ferment les universités tchèques. Elle reste donc chez ses parents qui vivent dans la ville d'Olomouc en Moravie et cherche à gagner sa vie. Elle aide d'abord occasionnellement à la gestion d'un hôtel et puis elle devient secrétaire d'un vieux docteur de droit qui s'apprête à mettre de l'ordre dans ses affaires avant qu'il ne parte en retraite. Et c'est là que commence la série des malheurs de Bozena . Content de son travail, le vieux docteur la recommande à un jeune avocat venu d'Allemagne, auquel il cède son cabinet. Ainsi Bozena devient presque automatiquement secrétaire de ce nouveau venu qui ne manque pas de charme, qui parle tchèque car il est originaire de la ville de Brno en Moravie et qui apprécie visiblement le travail méticuleux de la jeune femme. Le jeune docteur est marié et père de famille, mais il n'est pas fidèle à sa femme. Il la trompe avec sa belle-soeur. Et lorsque Bozena tombe sur une lettre adressée à l'avocat par cette femme qui habite Brno, lettre qui est une vibrante déclaration d'amour, elle ne tarde pas, elle aussi, à tomber amoureuse de l'avocat. L'auteur décrit ainsi sa nouvelle situation: "Elle fut stupéfaite de constater qu'elle n'était plus la même. Sans vergogne, elle s'imaginait étreignant et embrassant l'avocat. En sa présence, néanmoins, elle s'interdisait ces fantasmes. Elle ne trouvait rien à redire au fait que le Docteur trompât sa femme. Celle-ci jouait le seul rôle possible, et dans cette constellation c'était un rôle ennuyeux. Parfois, le Docteur parlait à sa belle-soeur au téléphone. Bozena était tentée de coller l'oreille à la porte de son bureau. Elle n'en faisait rien, mais elle imaginait ces conversations, se représentait la dame de Brno d'après sa voix, qu'elle avait entendu en passant les communications. C'était une voix très sensuelle, au timbre grave. Bozena sentait alors son propre corps et le confrontait à celui qu'elle prêtait à cette femme."

La passion de Bozena résiste à tout, bien que ce soit un amour sans espoir. Bozena ne veut pas s'isoler complètement. Elle noue une liaison avec un Tchèque, Pavel, mais ce n'est qu'une liaison charnelle et la véritable passion n'y est pas. Elle ne quitte pas le docteur bien que la fin de la guerre approche et sa position de secrétaire d'un avocat allemand devienne de plus en plus compromettante. Ses parents et ses amis lui conseillent de partir dans une autre ville, de ne pas s'exposer à la colère des combattants contre l'occupant. Elle sait que "son" docteur n'a rien d'un nazi, qu'il n'est pas d'accord avec la folie suicidaire de Hitler et qu'il tâche, dans la mesure de ses possibilités, d'aider les Tchèques ayant besoin de ses services.

Finalement, c'est le sort qui met un terme à cette situation qui devient de plus en plus intenable. Le docteur est mobilisé. Bozena écrit dans son journal: "Le Docteur a fait ses adieux, tout à fait à l'improviste. Le cabinet est fermé. Mon salaire m'est versé pour deux mois encore. La femme du Docteur va s'occuper de liquider le cabinet. Mais les bureaux sont encore loués pour un an. Le docteur a été incorporé dans la Wermacht, bien qu'il fut normalement exempté à cause de sa maladie de coeur. On a sûrement voulu le punir. Comme des clients vont vraisemblablement se présenter encore, il m'a demandé de venir régulièrement au cabinet pendant les prochaines semaines. D'ailleurs, qu'est-ce que je pourrais faire d'autre. J'ai eu de la chance, avec le Docteur. Maintenant, c'est fini. Nous sommes le 21 mai 1944."

Non, elle n'a pas eu de chance avec le Docteur. Elle ne se rend pas compte que cet épisode sans lendemain, cet engouement pour un homme qui ne savait même pas qu'il était l'objet de son désir, vient de briser sa vie. Après la fin de la guerre, on la considérera comme la maîtresse d'un Allemand, elle sera marquée par les stigmates d'une collaboratrice. L'opprobre retombera sur toute sa famille et la situation empirera encore après le coup d'Etat communiste, en 1948. Condamnée aux travaux forcés à la campagne, Bozena quittera les siens et passera le reste de sa vie à travailler dans une ferme avec pour seuls compagnons des chiens qui se succéderont dans sa vie et s'appelleront toujours Moritz. Quelques amitiés, quelques liaisons futiles n'arriveront pas à briser sa solitude. Elle n'en finit pas de mener un dialogue avec l'homme de sa vie et de lui écrire des lettres qu'elle n'envoie jamais...

"Savez vous que mon corps est beau et que j'en suis fière? écrira-t-elle un jour. Il faudrait maintenant que je le décrive, mais il n'en est pas question. Ce n'est pas seulement qu'il me manque un miroir. En ce moment j'essaie d'oublier mon corps, de l'effacer. Je voudrais être la plus petite partie possible de moi-même, quand ils viendront de nouveau me chercher pour m'interroger. J'ai peur de ce qui va m'arriver ou non. Est-ce qu'ils me permettront de vivre? (...) Ah, mon cher Docteur, je suis une pauvre chose, rien de plus. A présent je vous serre dans mes bras, quoique de plus en plus souvent j'ai du mal à vous imaginer avec précision. Je serre dans mes bras le peu qui me reste de vous."

Ce n'est que vers la fin de sa vie, une vie vouée à la solitude, que Bozena apprendra que "son docteur" est mort dans la guerre et qu'elle a aimé un spectre. Ce n'est que vers la fin de sa vie, qu'elle aura enfin la force de lui écrire sa dernière lettre, une lettre de rupture: "Je suis vide, vide, lui dira-t-elle. J'en ai aimé d'autres, Pavel et Zdenek. Je ne les ai pas aimés comme vous. C'est vous que je n'ai cessé de vouloir. Vous que j'allais chercher pour vous mettre dans mes rêves. Pourtant je ne vous attendais pas, non. Comment aurais-je pu? Mais je nous vous ai jamais renié. Vous pouvez me croire. Votre âme le sait. Je n'ai pas de portrait de vous, j'ai dû m'en faire un. A présent je n'arrive plus. Je ne peux même pas vous enterrer. Déjà je ne voulais plus vous écrire. Maintenant je n'ai plus à le faire. Je vous laisse en paix."

Le roman Bozena de Peter Härtling traduit en français par Bernard Lortholary est paru aux éditions Jacqueline Chambon.