Le « Pont de l’intelligentsia » a 55 ans
Il y a 55 ans était mis en service le pont ferroviaire qui enjambe la Vltava entre les quartiers de Braník et de Malá Chuchle. Officiellement appelé Braník, cet ouvrage est toutefois plus connu sous celui de « Pont de l’intelligentsia », rappelant ainsi son histoire très particulière.
Long de 900 mètres, le pont de Braník devait servir essentiellement au transport de marchandises entre la Gare centrale de Prague et celle de Smíchov dans le Ve arrondissement. L’idée de construire une sorte de périphérique ferroviaire autour de Prague avait déjà germé au début du XXe siècle. Jamais concrétisé, le projet a finalement pris forme en 1949, un an après le Coup de Prague.
« Même si le pont de Braník a été achevé dès 1955, il a fallu attendre le 30 mai 1964 pour qu’il soit mis en service. L’inauguration s’est faite sans fanfares, sans représentants de l’Etat et du parti, contrairement à ce qui était l’habitude à l’époque. La raison était simplement qu’il n’y avait aucune raison de célébrer cela en grandes pompes. La construction du pont, sa finalisation et son existence même sont allées de pair avec un manque total de conception. C’était une caractéristique de l’époque. »
Comme le rappelle Mojmír Krejčířík, spécialiste de l’histoire ferroviaire, le surnom de « Pont de l’intelligentsia » provient des ouvriers qui l’ont bâti : tous étaient des intellectuels, médecins, avocats, enseignants ou autres, dont les professions trop « bourgeoises » pour le régime communiste nécessitaient qu’ils soient réorientés et, d’une certaine façon, rééduqués. Châtiment basé sur leurs origines autant que projet « social », cette décision arbitraire explique également les nombreux défauts qui, dès le début, ont miné la réalisation.Outre le fait qu’y travaillent des personnes dont les compétences ne relevaient ni de la maçonnerie, ni de la statique, le projet d’origine a rapidement subi des transformations qui ont compliqué tout le processus. Au final, c’est l’armée et non des ingénieurs en bâtiment qui a décidé des paramètres nécessaires à son édification, comme l’explique Vladimir Krížek, jeune ingénieur débutant à l’époque :
« Le projet initial du pont était plutôt correct. Mais il a finalement été rejeté parce qu’il ne convenait pas à l’armée. Si un convoi de soldats et d’équipement militaire passait sur le pont, qu’une bombe tombait à ce moment-là et qu’une section du pont s’effondrait, ce dernier devait pouvoir résister à cette charge. Le projet du pont a dû être entièrement remanié en raison de cette vision excentrique. »
On a donc choisi de construire un pont en béton armé, et surtout, d’ancrer les structures de maçonnerie dans le lit de la Vltava. Pour réaliser la fondation des piles du pont, on a eu recours pour la première fois dans le pays à la technique des caissons immergés, utilisée notamment pour construire le pont de Brooklyn au XIXe siècle.
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Or, pour ce travail de creusement des fondations jusqu’à trente mètres de profondeur, il était nécessaire, comme en plongée sous-marine, de respecter des paliers de décompression lors du retour à la surface. Les intellectuels-ouvriers ont travaillé dans des conditions extrêmes et claustrophobes, avec la menace permanente d’être touchés par cette tristement fameuse maladie des caissons.
Finalement le pont a été achevé, mais il est resté encore dix ans sans aucun trafic : au pays de Kafka, le pont ne menait nulle part, puisqu’aucune voie ferrée existante n’y était reliée ! Jusqu’en 1964, il n’a donc servi qu’à des tests de locomotives, et en raison de sa partie centrale réservée aux piétons, les esprits facétieux en parlaient comme du pont piéton le plus cher au monde.
En 55 ans d’existence, celui qui, en son temps, a été le plus grand pont en béton armé à deux voies en Europe n’a toutefois été utilisé qu’à minima. Aujourd’hui, il continue de servir aux piétons et à l’administration des chemins de fer. Un projet visant à enfin mettre en place la seconde voie et d’y faire passer des trains de passagers est d’ailleurs actuellement à l’étude.