Antonín Kalina, le Schindler tchèque oublié
Elie Wiesel, Imre Kertész et d’autres noms moins connus du grand public ont un point commun tragique : enfants ou adolescents, ils sont passés par le camp de concentration de Buchenwald. Ils partagent un autre point commun : un homme providentiel, Antonín Kalina, un Tchèque qui, au péril de sa vie, a réussi, au sein même du camp, à sauver des centaines d’enfants juifs. Honoré du titre de « Juste parmi les nations » en 2012 à titre posthume, Antonín Kalina est pourtant tombé dans l’oubli pendant près d’un demi-siècle.
Stanislav Motl est journaliste et écrivain. C’est à lui qu’on doit la redécouverte de l’histoire d’Antonín Kalina dans son pays et sa ville d’origine, Třebíč, où une exposition rend actuellement hommage à ce citoyen exemplaire et modeste. Aîné d’une famille de douze enfants, Antonín Kalina a vu le jour le 17 février 1902 dans cette petite ville de l’ouest de la Moravie. Son père est un cordonnier réputé pour son talent, mais les conditions de vie sont modestes dans le quartier pauvre de Kočičina. Les parents et les douze enfants s’entassent dans la pièce unique de leur petite maison. Ces origines ouvrières marquent durablement la vie d’Antonín Kalina : comme son père, il s’engage très tôt au Parti communiste, une conviction politique à laquelle il restera d’ailleurs fidèle toute sa vie, même après l’invasion soviétique de 1968. C’est cet engagement qui lui vaut d’être arrêté dès le 16 mars 1939, au lendemain de l’entrée des troupes hitlériennes en Tchécoslovaquie.
Après un séjour en prison à Brno puis à Prague, Antonín Kalina est envoyé aux camps de Dachau puis de Buchenwald en septembre 1939 : il y passera toute la guerre, et rejoint le Conseil national tchécoslovaque, un mouvement de résistance illégal. A la fin de la guerre, son « ancienneté » lui donnera une marge de manœuvre significative au sein de l’administration pénitentiaire interne, composée de prisonniers et créée par les nazis qui ne peuvent pas gérer seuls ces dizaines de milliers de personnes.« Il était excellent germaniste et bénéficiait d’une grande autorité en raison de son ancienneté, puisqu’il était au camp depuis 1939. Les prisonniers l’ont élu ‘Blockältester’ - doyen de bloc. En 1944, avec l’avancée du front russe, ont commencé les marches de la mort depuis Auschwitz et les camps de l’est. Les prisonniers ont commencé à affluer à Buchenwald. Il a remarqué que parmi les personnes qui arrivaient parce qu’ils avaient survécu à cette marche, il y avait toujours plusieurs dizaines d’enfants. En tant que prisonnier de longue date, il savait que ces enfants n’avaient aucune chance de survie. A l’aide de l’administration autogérée, il a réussi à faire en sorte de créer un baraquement réservé aux enfants. C’était le fameux ‘Kinderblock’ numéro 66. Avec ses collaborateurs, il a réussi à les rassembler dans ce bloc. »
Pourtant, au début, les représentants de la résistance au camp s’opposent à l’idée : rassembler tous les enfants en un seul endroit est dangereux selon eux, car ils sont susceptibles d’être tous envoyés comme un seul homme lors d’une prochaine marche de la mort. Mais Antonín Kalina a pensé à tout pour sauver les enfants du bloc, âgés de 3 à 18 ans :
« Kalina avait un plan : devant le Kinderblock 66 il a mis un panneau qui indiquait ‘typhus’. Les nazis craignant la maladie, ils préféraient éviter le bloc. Il a aussi réussi à faire en sorte qu’ils ne soient pas obligés d’aller l’Appelplatz, la place d’appel du matin et du soir, où on aurait pu les remarquer. »
Ce n’est pas le seul stratagème auquel a recours Antonín Kalina, notamment pendant les derniers jours de la guerre, alors que le temps est compté. Les responsables nazis sont fébriles à l’approche des Alliés et décidés à évacuer en masse le plus grand nombre de détenus possible : des dizaines de milliers de déportés, affamés et transis, meurent au cours de ces marches de la mort. A l’aide de codétenus, dont son ami Jindřich Flusser qui lui sert de clerc, Antonín Kalina réussit à faire passer des enfants placés sous sa responsabilité pour des chrétiens, en effaçant leurs prénoms hébraïques et en leur donnant des noms allemands. Tous ces enfants sont de nationalités différentes, mais Kalina est polyglotte et les comprend, à l’exception du français que Jindřich Flusser traduit.« Survient alors un événement que je décris dans mon livre Les enfants d’Antonín Kalina. Un soir d’avril 1945, il a su que le lendemain, les SS allaient venir pour évacuer les enfants. Il leur a dit : ‘Les enfants, demain les SS vont vous demander qui est juif. Rappelez-vous d’une chose : vous n’êtes pas juifs, mais vous êtes hollandais, français, polonais, tchèque. Celui qui dit qu’il est juif, je lui botte les fesses.’ Il fallait qu’il leur parle comme ça, pour qu’ils comprennent. Le lendemain, les nazis sont donc arrivés. Jindřich Flusser décrit la scène dans ses mémoires : le commandant SS s’est mis à hurler à l’adresse de Kalina, lui demandant où étaient ‘ses Juifs’. Et Antonín Kalina lui a répondu calmement : ‘Mais il n’y en a plus, nous les avons évacués depuis longtemps, comme vous pouvez le constater sur notre liste.’ Le commandant SS a poussé un juron, regardé la liste corrigée par Kalina, puis est reparti. »
Jusqu’au dernier moment, le sort des enfants, auxquels Antonín Kalina avait fourni couvertures, nourriture, vêtements grâce à ses nombreuses relations au camp, reste à la merci des nazis. Le 9 avril 1945, soit deux jours avant la libération du camp de Buchenwald par les Alliés, les soldats allemands rassemblent la plupart des enfants du Kinderblock 66, en l’absence de leur protecteur.« Arrivé au Kinderblock 66, il s’est rendu compte de l’absence des enfants. Il s’est précipité à l’entrée du camp. Certains enfants pleuraient, d’autres étaient résignés. Antonín Kalina s’est littéralement mis à invectiver le commandant. Il lui a dit : ‘Vous m’aviez promis que les enfants partiraient en dernier’. C’était un mensonge évidemment. Il avait tout inventé. Mais il a hurlé sur cet Allemand avec tant d’assurance que celui-ci a été pris de doute. Antonín Kalina a répété qu’il le lui avait promis et le commandant a répliqué : ‘Prends ces enfants et allez tous au diable.’ »
En ce 9 avril 1945, presque tous les occupants du « Petit camp » de Buchenwald sont évacués, sauf, par miracle, les enfants d’Antonín Kalina.
Après la guerre, il retourne en Tchécoslovaquie : s’il évoque souvent sa détention à Buchenwald au cours de sa vie, il ne parlera jamais des enfants qu’il a sauvés, pas même aux membres de sa famille qui ignorent tout de son acte de bravoure.Aux Etats-Unis ou en Israël au début des années 1990, le nom d’Antonín Kalina est toutefois mieux connu, notamment par ceux qui ont été sauvés. En 1988, deux Américaines recueillent en effet pour la toute première fois son témoignage, publié dans un livre intitulé Rescuers (1992), qui rassemble les portraits d’hommes et femmes qui ont bravé la mort pour sauver des Juifs pendant la guerre. Aiguillées par Jindřich Flusser, les deux journalistes vont à sa rencontre : c’est la première fois qu’il évoque de manière publique ses activités au sein du camp. Au cours de cet entretien, il évoque ses sentiments de la même manière qu’il répondait déjà aux questions de ses codétenus les plus proches :
« A l’époque déjà, Jindřich Flusser et d’autres personnes lui avaient posé la question, ils voulaient savoir pourquoi il avait risqué sa vie alors qu’il était au camp depuis 1939 et qu’en 1945, il aurait suffi d’attendre et de survivre. Antonín Kalina avait alors 43 ans et il estimait que sa vie était derrière lui. Il se considérait comme un vieil homme. ‘Mais ces enfants doivent survivre’, affirmait-il. Ensuite, il disait que son père, qu’il respectait beaucoup, aurait fait pareil. Enfin, il faut dire que jusqu’à la fin de ses jours, Antonín Kalina n’a jamais eu conscience d’avoir commis un acte de courage, pour lui c’était une question de devoir. »En 2010, un film documentaire américain voit le jour, appelé Kinderblock 66. Quatre « enfants de Kalina » y témoignent et deux d’entre eux feront ensuite en sorte que lui soit accordé le titre de Juste parmi les nations. Ce sera chose faite le 3 juillet 2012 par le mémorial Yad Vashem, soit vingt-deux ans après le décès d’Antonín Kalina.