Věra Hrůzová, l’amour passionné et empêché de Karel Čapek (II)
Elle était belle, intelligente et résolument moderne. En regardant le visage de Věra Hrůzová, on ne peut que comprendre la passion qu’elle inspira à l’un des plus grands et des plus emblématiques écrivains tchèques, Karel Čapek. Aujourd’hui, Carola Wastiaux, la petite-fille de Věra Hrůzová, entretient la mémoire de sa grand-mère, aidée en cela par Martin Daneš qui a traduit en français les lettres de Karel Čapek à son « amazone ». Deuxième partie de notre entretien avec Carola Wastiaux qui est revenue sur les relations qu’elle entretenait avec sa grand-mère de l’autre côté du rideau de fer.
Pour parler plus de vous et de votre relation avec votre grand-mère, il faut quand même savoir que votre mère donc la fille de Věra Hrůzová est partie en 1948. C’est donc pour cette raison que vous parlez aussi bien français puisque vous avez grandi en France. Quels sont vos souvenirs de votre grand-mère puisqu’il y a de tout de même eu le rideau de fer entre vous ?
« Je tiens à préciser que ma mère n’est pas allée tout de suite en France. Elle a épousé un Anglais en 1948, un mois après le coup d’Etat communiste et ils sont d’abord allés vivre en Angleterre puis très rapidement à Berlin, à Bonn, à Bruxelles et seulement après à Paris où nous sommes arrivés en 1960. Mais effectivement j’ai grandi en France. Je pense que l’éloignement à encore majoré l’amour que nous avions pour cette grand-mère, également transmis par maman, puisque bien entendu sa famille lui manquait énormément. Elle a quitté la Tchécoslovaquie en 1948, son père est mort en 1957, elle ne l’a pas revu. Elle n’a pu retourner à Prague qu’après la mort de son père. Donc imaginez, alors que ma mère s’est mariée à 21 ans, la tristesse qu’elle a dû éprouver pendant toutes ces années. Par la suite, même quand elle a pu revenir, il fallait un visa, il fallait payer de l’argent, il fallait se déclarer à la police quand on arrivait. Les conditions n’étaient pas des plus faciles. »« Je pense que tout cela maman nous l’a transmis dans cette espèce d’amour, je dirais presque pur, pas du tout entaché des petites disputes que l’on peut avoir quand on voit les gens quotidiennement. C’était purement de l’amour et à chaque idée de retrouvailles, c’était une fête extraordinaire. Entre les retrouvailles qui étaient peu fréquentes au début - le premier voyage était deux semaines, le voyage de l’année suivante c’était trois semaines et peu à peu nous avons pu rester plus longtemps, entre temps il y avait des lettres très fréquentes. Mon souvenir de ma mère, c’est de la voir assise sur le canapé avec un stylo Waterman qui grattait du papier pendant des heures. Nous-mêmes, nous écrivions en tchèque totalement phonétique à ma grand-mère et ma grand-mère nous écrivait aussi des lettres très personnelles. J’ai à peu près une dizaine de lettres d’elle par miracle je les ai gardées, je les avais complètement oublié et c’est lorsque les Lettres à Věra sont sorties que je me suis souvenue de leur existence. Quelqu’un qui s’intéresse beaucoup à Věra et à Karel Čapek, Hasan Zahirović, est venu me voir à Paris et c’est lui qui m’a permis de me souvenir que j’avais ces lettres. Maintenant je les ai relues et elles sont absolument magnifiques, non seulement pleine d’amour mais pleine de subtilité. »
« L’amour ne suffit pas, on peut tous dire ‘je t’aime’ mais ce n’est pas du tout cela. Elle prenait la peine d’analyser ce que nous lui écrivions, bien entendu nos tourments de petite fille, nos tourments d’adolescente, nos tourments de jeune fille grandissante amoureuse. Elle nous donnait des exemples de sa propre vie de quand elle a rencontré Čapek ou mon grand-père. Elle était toujours extrêmement encourageante avec des paroles comme : ‘ne t’en fais pas tu as des qualités telles que tu vas pouvoir écouter les conseils, tu vas pouvoir gagner du temps, découvrir les choses pas seulement par toi-même ou au bout de plusieurs années mais parce que tu tiens compte de ce que les gens te disent. Tu as confiance en toi’. Elle ne supportait pas que les gens se ventent donc elle vérifiait ou augmentait leur confiance en eux. »Ce que vous dites fait presque regretter en fait que la correspondance épistolaire par écrit, matérielle, parce qu’aujourd’hui tout disparaît avec les emails qui sont fugitifs. Cela c’est quelque chose qui ne se fait plus. Est-ce que les gens s’écrivent ainsi par mail ?
« Oui, on voudrait bien effectivement que tous les mails ne soient pas effacés mais le sont-ils vraiment? On dit tellement que Google nous voit tous. Oui, en particulier je suis toujours en relation maintenant par mail avec ma famille tchèque, avec les gens qui s’intéressent à Věra, aux histoires des lettres et il y a des mails très longs, très intéressants donc c’est simplement le support matériel qui a changé. »
Justement je voulais revenir sur le côté tchèque de votre famille. Comment est-ce que la langue et la culture ont été entretenues. Je sais que vous parlez tchèque, vous m’avez dit également quand nous préparions cet entretien il y a quelques semaines que vos petits-enfants aussi parlent tchèque. Ce qui est quand même incroyable parce qu’en général on dit que la première génération maintient encore la langue, mais pour les générations suivantes elle se perd.
Quand nous sommes nés, il lui a dit ‘ne parle pas avec les enfants en anglais avec un accent tchèque, parle-leur dans ta langue’.
« Nous avons eu énormément de chance. Mon père qui aimait beaucoup la Tchécoslovaquie, beaucoup l’Europe centrale, considérait très important que ma mère nous parle tchèque. Quand nous sommes nés, il lui a dit ‘ne parle pas avec les enfants en anglais avec un accent tchèque, parle-leur dans ta langue’. Mais si le conjoint n’est pas en faveur de cela, cela ne peut pas se faire. Maman a pu nous parler tchèque uniquement parce qu’elle avait l’assentiment et le soutien total de mon père et, cela vraiment, j’en suis très reconnaissante à mes deux parents. C’est aussi plus facile quand c’est la mère qui enseigne la langue étrangère. Ma mère avait des amis hommes émigrés en France ou des gens de notre famille, des cousins. Les hommes n’ont jamais transmis le tchèque même si plus tard leurs enfants leur ont reproché. Voilà une histoire qui m’a toujours ravie : quand mon père trouvait que ma mère ne nous parlait pas assez tchèque, il se mettait dans un coin et nous lisait des livres tchèques, lui ne le parlait pas mais une fois que vous avez compris les règles de prononciation vous pouvez lire tout ce que vous voulez et dans l’autre coin ma mère qui considérait que l’anglais était très important nous lisait une histoire en anglais. »
Pour terminer, j’aimerais vous demander, qu’est-ce que cette histoire d’amour de votre grand-mère et de Karel Čapek vous a appris et vous a apporté à vous, dans votre vie ?
« Un cadeau énorme et tout à fait inattendu. J’ai un peu l’impression que ma grand-mère a semé des choses qui se sont développées et qui ont fleuri des années après, quarante ans, soixante ans après. Grâce à ces lettres j’ai rencontré un nombre de personnes passionnantes, très chaleureuses et qui me rapprochent de cette langue et de cette culture tchèque qui m’ont toujours un peu manqué. Toute ma vie je me suis dit : ‘je voudrais parler mieux, je voudrais connaître plus de chansons tchèques, je voudrais pouvoir plus lire en tchèque’ et j’ai l’impression que maintenant, à mon âge avancé, je peux soudain tout rattraper d’un coup. »
« Les personnes avec qui je suis en contact me parlent toujours tchèque, nous nous écrivons en tchèque et cela me rapproche vraiment de Prague, de ce qui m’a manqué toute mon enfance parce qu’on a beau dire que nous étions dans un pays capitaliste heureux et que rien ne nous manquait, nous étions quand même seulement nous cinq à Paris, mes deux parents, mon frère et ma sœur et toute la famille était loin. J’ai l’impression de compenser un manque et cette compensation est extrêmement joyeuse. C’est ce que m’a apporté ma grand-mère à distance sans qu’elle le sache - ou peut-être qu’elle le savait car c’est quand même elle qui a insisté pour que ses lettres soient publiées à la veille de sa mort. »
« Elle se rendait compte que ces lettres étaient importantes et c’est bien grâce à cette publication que j’ai moi-même retrouvé les lettres que ma grand-mère m’écrivait. Peut-être que ces lettres auraient été complètement oubliées, que mes enfants les auraient un jour jetées parce que l’écriture est bien sûr difficile à déchiffrer, que leur tchèque est un peu moins bon. Là encore un deuxième cadeau, les lettres étaient belles au départ, elles le sont encore plus maintenant. J’ai tout à fait l’intention de les traduire en français pour que ceux de ma famille, dont le tchèque ne sera peut-être jamais assez bon, pour qu’ils puissent les lire et peut-être même les publier mais c’est peut-être un rêve, une utopie. »« La publication des Lettres à Věra en français était une utopie au départ. Dès qu’il y a eu la parution en tchèque, j’ai toujours pensé un jour je vais traduire ces lettres moi-même en français aussi avec l’idée de transmettre aux enfants, aux petits-enfants. Bien entendu c’est toujours demain, je pense que j’aurai beaucoup de mal, c’est un travail énorme. Martin Daneš a passé quand même à peu près six mois à traduire les lettres de Čapek à ma grand-mère et il m’a fait une surprise extraordinaire. Il est venu me voir un jour, ‘Carola j’ai fini la traduction des lettres et j’ai trouvé un éditeur’. Absolument incroyable ! Et c’est vraiment parce que Martin Daneš est un professionnel qu’il a pu contacter l’éditeur qu’il fallait comme Cambourakis et que ces lettres sont sorties. Donc Karel Čapek sans me connaître, ma grand-mère sans le savoir m’ont apporté un cadeau extraordinaire et pas seulement à moi. Ces lettres ont une telle force que je pense que cela apporte quelque chose à tous ceux qui les lisent. »