Émilie Du Châtelet, marquise savante et femme des Lumières
« Je ferais participer les femmes à tous les droits de l’humanité, et surtout à ceux de l’esprit. Il semble qu’elles soient nées pour tromper, et on ne laisse guère que cet exercice à leur âme. » Ces paroles ont été écrites au XVIIIe siècle par Émilie Du Châtelet, une femme hors du commun qui, à la différence de la majorité de ses contemporaines, a pu développer ses qualités intellectuelles et s’imposer dans le monde des sciences qui était exclusivement masculin. Une monographie sur la figure d’Émilie Du Châtelet vient d’être publiée aux éditions Dybbuk par Dagmar Pichová de l’Université Masaryk de Brno.
Une vie pleine de passion et de sagesse
La vie de la marquise Émilie Du Châtelet (1706-1749) pourrait être le sujet d’un roman. Cette aristocrate de haut rang a la chance de partager dans sa jeunesse l’éducation de son frère et de rencontrer dans le salon tenu par ses parents des grands érudits de son époque, dont Fontenelle et Voltaire. Mariée au marquis Du Châtelet-Lomont, homme très compréhensif et tolérant, elle jouit d’une grande liberté qui lui permet de se lancer dans la vie mondaine de Paris, de nouer plusieurs liaisons amoureuses et surtout de poursuivre ses études et de devenir l’égale, par son niveau intellectuel, des penseurs de son époque. Dès 1733, elle se lie avec Voltaire, lequel est subjugué par son intelligence et son intérêt pour la philosophie et les mathématiques. L’amitié qui naît entre eux ne se démentira plus. Émilie invite Voltaire au château de Cirey, théâtre de leur liaison intime et de la collaboration entre ces deux esprits brillants. Par ses idées, ses recherches et ses traductions, Émilie du Châtelet marque plusieurs domaines de la pensée européenne. Elle meurt des suites d’une grossesse difficile au château de Lunéville en 1749 à l’âge de 43 ans.Une femme hors du commun qui s’est fait accepter par la société de son temps
Dagmar Pichová, chercheuse et enseignante à l’Université de Brno, a déjà traduit en tchèque Le Discours sur le bonheur d’Émilie Du Châtelet mais son intérêt pour la marquise savante ne s’est pas arrêté là. Auteure d’une monographie intitulée Émilie Du Châtelet, femme de lettres, elle a bien voulu présenter son livre au micro de Radio Prague :
Pourquoi avez-vous écrit une monographie sur Émilie Du Châtelet ? Pourquoi avez-vous choisi cette femme du XVIIIe siècle ?
« Je voulais présenter Émilie Du Châtelet au lecteur tchèque parce que je crois que sa vie a été exceptionnelle. Ses études approfondies et son ambition de devenir femme de lettres peuvent inspirer les lecteurs d’aujourd’hui. »La vie de madame Du Châtelet, qui a vécu entre les années 1706 et 1749, peut être considérée sous différents angles de vue. Elle a été ce qu’on appelle une femme savante ou, comme vous dites, femme de lettres, mais aussi une femme passionnée, une femme mariée dont la vie ne manquait pas de liaisons amoureuses malgré la morale et les préjugés de son époque. Comment expliquer qu’elle ait réussi à se faire tolérer par la société française de la première moitié du XVIIIe siècle ?
« Émilie Du Châtelet était considérée par ses contemporains comme un phénomène surprenant. Ils notent qu’elle a su allier les qualités aimables avec des connaissances sublimes. Elle aimait la vie de société et la parure et en même temps elle cherchait passionnément le savoir. Graduellement, elle a réussi à être acceptée par les gens de lettres de son époque grâce à ses publications scientifiques. »
Une femme savante dans un monde d’hommes
Émilie Du Châtelet a été attirée par les sciences exactes mais elle est intervenue aussi dans les sciences humaines et le débat philosophique de son temps. Quels ont été les domaines principaux des activités d’Émilie du Châtelet ? Quel a été son apport aux sciences de son temps ?« Émilie Du Châtelet a rédigé un mémoire sur la nature du feu, le premier travail scientifique d’une femme à être imprimé par l’Académie de Paris. Ensuite, elle a publié un traité de physique, Institutions de physique, traduit en plusieurs langues dès sa parution. Elle a traduit et préparé un commentaire de Principia (Principes mathématiques de la philosophie naturelle) de Newton, alors encore peu connu en France. Émilie a étudié également la philosophie de Leibnitz et essayé de la rapprocher des conceptions de Newton. »
Quelle a été donc la stratégie que madame Du Châtelet a choisie pour s’imposer dans le monde des sciences qui était presque exclusivement masculin ?
« Au XVIIIe siècle, la communication scientifique se déroule dans les lieux où l’accès des femmes est limité voire impossible. Exclues des institutions académiques, les femmes des Lumières cherchent des voies alternatives. C’est grâce à sa correspondance qu’Émilie Du Châtelet entre en contact avec la communauté scientifique de l’époque dont Maupertuis, Algarotti, Bernoulli et Clairaut. Dans ses lettres, Émilie adopte d’abord le rôle d’admiratrice. Elle exprime le manque d’érudition et cherche des maîtres pour approfondir ses connaissances. Au cours des années, sa perspective dans sa correspondance change. Elle se transforme en partenaire dans la discussion sur les thèmes scientifiques. »Émilie Du Châtelet et Voltaire, une amitié passionnée
Quelle a été la nature des rapports entre Émilie Du Châtelet et Voltaire ? Le célèbre philosophe la considérait-il comme une véritable partenaire dans le débat scientifique, la traitait-il d’égal à égal ou la considérait-il comme une femme intelligente, certes, mais surtout charmante et séduisante ?
« La relation d’Émilie Du Châtelet avec Voltaire a changé au cours du temps. D’abord attiré par la personnalité charmante de sa partenaire, Voltaire découvre son génie et accepte qu’Émilie Du Châtelet le dépasse en physique et mathématiques. En 1748, Voltaire écrit à Émilie dans une dédicace : ‘Vous avez pris un vol que je ne peux plus suivre.’ »On peut dire qu’Émilie du Châtelet et Voltaire ont vécu ensemble pendant un temps. Dans quelle mesure travaillaient-ils ensemble et s’influençaient-ils l’un l’autre ?
« Émilie influençait Voltaire dans son intérêt pour la philosophie de Newton et pour les problèmes philosophiques en général. De l’autre côté, Voltaire encourageait Émilie dans ses études. Il a toujours souligné les qualités intellectuelles d’Émilie malgré leur désaccord concernant la philosophie de Leibnitz, appréciée par Émilie et refusée par Voltaire. »
Une amitié épistolaire liait Voltaire, Émilie Du Châtelet et le roi de Prusse Frédéric II, dit Frédéric le Grand. Quelle a été la nature de ces rapports entre deux intellectuels français et ce monarque éclairé et nourri de la culture française ?« Les relations entre les trois personnages étaient dramatiques et marquées par la jalousie. Frédéric souhaite attirer Voltaire à Berlin et considère Émilie comme un obstacle devant ses projets. Il écrit à Émilie en 1738 : ‘Que vous êtes heureuse, Madame, de posséder un homme unique comme Voltaire.’ Émilie, de son côté, fait remarquer à Voltaire les risques possibles de succomber au pouvoir du roi. Elle prévoit bien les événements qui arriveront après sa mort : la déception de Voltaire suite à son séjour chez Frédéric. »
La pionnière de l’émancipation des femmes
Dans quelle mesure madame Du Châtelet, que nous pouvons sans doute considérer comme une femme émancipée, a-t-elle contribué à l’émancipation des femmes au XVIIIe siècle ?
« Dans ses textes, madame Du Châtelet considère les capacités intellectuelles des femmes comme égales à celles des hommes. Dans l’introduction à sa traduction de Fable of the bees (La Fable des abeilles) de Bernard Mandeville, elle commente le manque d’activités des femmes et souligne qu’il n’est pas raisonnable de laisser de côté les capacités intellectuelles de la moitié de l’humanité. Ses idées sont une source d’inspiration pour le mouvement d’émancipation des femmes. Mais il faut noter qu’Émilie Du Châtelet ne prend en considération que les femmes de son état. »La marquise Du Châtelet suscitait l’admiration mais aussi la jalousie. Comment la personnalité de cette femme hors du commun était-elle perçue par les hommes et les femmes qui la côtoyaient ou la connaissaient ?
« Le regard de ses contemporains n’était pas consistant et reflétait l’instabilité dans l’approche d’une personnalité exceptionnelle aux intérêts extraordinaires. Si nous regardons les réactions des femmes qui fréquentaient Émilie, nous remarquons souvent plus de stéréotypes que dans les réactions des hommes. Par son érudition et son ambition de gagner la reconnaissance, Émilie a provoqué la jalousie des femmes de son milieu, par exemple de madame Du Deffand et de madame de Cartigny. »
Quelles parties de l’œuvre d’Émilie Du Châtelet sont encore vivantes aujourd’hui ? Quel est le message qu’elle nous transmet à travers les âges ?
« Aujourd’hui les spécialistes soulignent surtout son œuvre scientifique et sa tentative d’unir les théories de Newton et Leibnitz. C’est en particulier son approche synthétique exprimé sous la forme d’une philosophie consistante et systématique qui est appréciée dans l’œuvre d’Émilie Du Châtelet. Je trouve que c’est aussi sa vie qui nous inspire aujourd’hui, sa passion des études et l’obstination avec laquelle elle cherchait à accomplir son œuvre de femme de lettres. »