Une recette du bonheur du XVIIIe siècle
« Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusions … », déclare la marquise Emilie du Châtelet (1706-1749) dans son Discours sur le bonheur, texte qui a vu le jour vers la fin de la première moitié du XVIIIe siècle et n’a été publié qu’en 1779. Cet essai par lequel Emilie du Châtelet renoue avec les idées de grands penseurs du passé dont Lucrèce, Sénèque ou Pascal, reflète la personnalité exceptionnelle de son auteure et examine, selon la spécialiste du siècle des Lumières Elisabeth Badinter, la question philosophique du bonheur dans une perspective féminine. Le Discours sur le bonheur fait également resurgir du passé la personnalité passionnée et passionnante de la marquise du Châtelet, femme savante et amie de Voltaire, qui nous surprend encore aujourd’hui par ses idées originales et sa liberté d’esprit. L’essai d’Emilie du Châtelet, traduit en tchèque, préfacé et commenté par Dagmar Pichová, a été récemment publié aux éditions Dybbuk. Dagmar Pichová, qui enseigne la philosophie à l’Université Masaryk de Brno, a évoqué la personnalité et l’œuvre d’Emilie du Châtelet aussi au micro de Radio Prague.
« Le thème de bonheur reste une des questions que tout le monde se pose. Là, je crois qu’il n’y a pas de différences entre le XVIIIe siècle et notre époque. Je voulais aussi présenter le personnage d’Emilie du Châtelet aux lecteurs tchèques car je crois que sa vie peut nous inspirer même aujourd’hui. »
Qui était Emilie du Chatelet ? Pouvons-nous présenter sommairement cette dame qui était sans doute une personnalité exceptionnelle mais aussi par beaucoup d’aspects une femme de son temps ?
« Emilie du Châtelet était une femme des Lumières exceptionnelle. Elle a étudié la philosophie de Leibnitz et a préparé la traduction française de ‘Principia’, œuvre majeure de Newton. Pourtant c’est seulement le rôle de la maîtresse de Voltaire qui lui a été attribué par les historiens de la littérature et de la philosophie. Voici le paradoxe de la vie d’Emilie du Châtelet. Mais il y en a d’autres. Elle était membre d’une société d’élite qui tenait à observer les règles de bienséances. En même temps, ses études approfondies et surtout son ambition de devenir une femme de lettres respectée, tout cela était vu comme un phénomène extravagant et même ridicule. »
Pour qui Mme du Châtelet a rédigé son livre ? Etait-ce un texte destiné à la publication ?« Non, le texte n’était pas destiné à la publication mais il y avait des copies du manuscrit qui circulaient dans la société. Nous pouvons imaginer que la rédaction du texte a été précédée par des discussions au château de Cirey. D’ailleurs, il faut noter aussi que Voltaire a publié ses ‘Epîtres sur le bonheur’ dans les années 1730, c’est-à-dire à la même époque. »
Le thème du bonheur était un sujet très discuté à l’époque. Dans quelle mesure les pensées de madame du Châtelet réunies dans son livre sont-elles originales, et dans quelle mesure s’inspirait-elle des idées d’autres penseurs ?
« Il y a des thèmes ou disons plutôt les conditions du bonheur qui apparaissent souvent dans les textes du XVIIIe siècle, par exemple les passions, la santé. La condition ajoutée par Emilie du Châtelet est le respect des illusions. Les illusions peuvent améliorer notre perception de la réalité et conserver l’état du bonheur. »Qu’est-ce que Emilie du Châtelet conseille donc surtout à ses lecteurs pour atteindre le bonheur ?
« Emilie du Châtelet nous offre toute une recette du bonheur, c’est-à-dire, elle nous donne les conditions qu’il faut respecter. Pourtant, dans son essai, elle accumule aussi les contre-exemples. Elle nous montre les situations dans lesquelles le bonheur ne se présente pas malgré l’observation des conditions prescrites. A vrai dire, elle est plutôt pessimiste. Le bonheur est un état exceptionnel. »
Etre vertueux, selon Mme du Châtelet, mène à la satisfaction intérieure, c’est-à-dire à la santé de l’âme et au bonheur. La biographie d’Emilie du Châtelet démontre cependant qu’elle n’était pas une femme vertueuse dans le sens traditionnel du mot. Sa vie amoureuse a été riche et compliquée. Quelle a été donc sa conception de la vertu ?
« La conception de la vertu est différente au XVIIIe siècle. Etre vertueux pour Emilie du Châtelet ou pour Voltaire est se comporter bien avec les autres. Le fait de vivre avec Voltaire même avec l’accord de son mari, le marquis du Châtelet, n’était pas vu par elle comme un problème de vertu. Il fallait garder les apparences du mariage en raison des bienséances, pas en raison d’une morale liée par exemple à la conception de la chasteté et de la pudeur. »Dans son discours, Emilie parle aussi de la condition de la femme et de ses possibilités d’atteindre le bonheur, possibilités qu’elle considère comme assez restreintes par rapport à celles des hommes. Que conseille-t-elle donc aux femmes de son époque?
« Oui, le bonheur des femmes est plus difficile à atteindre. Les ambitions des femmes, mais aussi leurs goûts et leurs passions sont nécessairement limitées par la société. Il leur reste l’étude où les femmes pourraient approfondir leurs intérêts intellectuels. Mais il faut noter que les passions intellectuelles restent toujours à l’ombre de la plus grande passion humaine - l’amour. »
Peut-on considérer Mme du Châtelet comme une figure importante de l’émancipation de la femme, comme précurseur du féminisme ?« Ces idées sur l’égalité des capacités intellectuelles des femmes et des hommes sont une source d’inspiration pour le mouvement d’émancipation de la femme. Mais Emilie du Chatelet ne prend en considération que les membres de son état, les gens du monde ou les femmes du monde. Donc sa conception de l’égalité est bien éloignée du féminisme moderne. »
Une des sources du bonheur pour Mme du Châtelet est, comme vous avez dit, l’étude. Nous savons que l’étude était sa grande passion, mais peut-on présenter l’étude et les nouvelles connaissances comme la source du bonheur pour tous ? Peut-on généraliser à un tel point ? Cette opinion, n’est-elle pas trop subjective ?
« Quand elle énumère les conditions du bonheur, Emilie du Châtelet parle des passions et des goûts qui sont moins forts que les passions. Ensuite elle souligne la valeur de l’amour qui est la passion la plus forte. Mais l’amour suppose la relation avec une autre personne, bien sûr, d’où sa fragilité. Par contre, l’étude, un des goûts possibles, est indépendante. »
Les conseils de Mme du Châtelet pour une vie heureuse sont-ils encore valables aujourd’hui ? Qu’est-ce que cette sagesse du siècle des Lumières peut apporter à nous qui vivons à une époque bien différente ?« Je crois que l’aspiration à atteindre le bonheur est la même pour une femme du XVIIIe siècle et pour le lecteur contemporain. Il faut toujours, comme dit madame du Châtelet en conclusion de son essai, ‘… trouver sa route dans la vie et tâcher de la semer de fleurs.’ »