Le meilleur de Miloš Forman, un géant du cinéma mondial
Miloš Forman est décédé vendredi des suites d’une courte maladie, a annoncé son épouse. Né à Čáslav (Bohême centrale) en 1932, le célèbre réalisateur d’origine tchèque, qui avait émigré légalement aux Etats-Unis suite à la répression qui a suivi l’écrasement du Printemps de Prague en 1968, était âgé de 86 ans.
Initiation au cinéma
Miloš Forman, qui a perdu ses deux parents sous l’occupation nazie, entre après la guerre dans un internat d’excellence fondé à Poděbrady en Bohême centrale, initialement pour les garçons victimes de la guerre. L’école, qui passe curieusement pour l’un des meilleurs établissements scolaires de l’époque, est fréquentée aussi par les enfants issues de la bourgeoisie pragoise, les enfants des ministres, des diplomates, des hauts fonctionnaires communistes. C’est dans cette école de Poděbrady que Miloš Forman se lie d’amitié avec son futur proche collaborateur, le cinéaste Ivan Passer, ou encore avec un certain Václav Havel. Depuis toujours, Miloš Forman est attiré par le théâtre et le cinéma. Il veut devenir metteur en scène, mais finalement, il se retrouve, un peu malgré lui, à l’école de cinéma de Prague, la FAMU. Dans les années 1950, Forman s’essaye pour la première fois à la réalisation : en tant qu’assistant du célèbre cinéaste et metteur en scène Alfréd Radok qui fait appel à Miloš pour le tournage du film historique Dědeček automobil (Grand-père automobile, 1956). Ce tournage marque le jeune Miloš aussi d’un point de vue sentimental : il vit une courte histoire d’amour avec Sophie Sel, la fille adoptive de l’acteur français Raymond Bussières qui joue dans le film. Une charmante photo de Sophie et de Miloš, en train de se promener main dans la main sur la place Venceslas, a été publiée dans le très beau livre sur Miloš Forman rédigée par Pavel Jiras.Premiers films, premiers succès
Au début des années 1960, Forman s’achète une caméra est-allemande avec laquelle il commence à tourner, avec Ivan Passer et le caméraman Miroslav Ondříček, un documentaire sur un théâtre pragois très populaire à l’époque, le Semafor. De là aussi naît le thème du film Konkurs (L'Audience, 1963). Avec la direction artistique du Semafor, ils organisent un casting fictif de chanteuses, auquel accourent une foule de jeunes filles qui rêvent de faire carrière. L'expérience est filmée. Dans le film apparaît aussi une jeune chanteuse, Věra Křesadlová, la future femme de Forman et mère de ses deux fils, les jumeaux Petr et Matěj, qui deviendront marionnettistes, metteurs en scène et scénographes.Miloš Forman tournent alors ses premiers longs-métrages, qui mettent en scène l’inoubliable acteur Vladimír Pucholt, avec Černý Petr (L’As de pique, 1963) et Lásky jedné plavovlásky (Les Amours d’une blonde, 1965), film qui rapporte au cinéaste une première nomination pour l’Oscar du meilleur film étranger.
Au feu, les pompiers !, un film rejeté par Carlo Ponti et sauvé par Claude Berri
Arrive enfin le film le plus emblématique de la carrière tchécoslovaque de Miloš Forman : la comédie acerbe Hoří, má panenko (Au feu, les pompiers !), tournée en 1967 à Vrchlabí, une petite ville située dans les Monts des Géants. L’œuvre a été réalisée dans des conditions toutes particulières, dont Miloš Forman et les autres créateurs et acteurs se souviendront, avec beaucoup d’émotion, dans un documentaire sorti à l’occasion du 45e anniversaire du tournage. C’est en effet tout à fait par hasard, alors qu’ils travaillaient sur un autre scénario, que Miloš Forman et ses jeunes collègues se sont rendus un jour au bal des pompiers volontaires de Vrchlabí.
« Le lendemain, nous n’avons parlé que de ce bal ! Ce qui était le plus intéressant, c’était son ambiance. Elle nous a fascinés. Nous voulions la décrire, dans le film, en y rajoutant quelques détails, de petites histoires qui s’y sont passées : par exemple celle où les pompiers ont viré de la salle un ‘voyou’, un type qui était saoul et embêtait les gens… »Miloš Forman et son équipent engagent alors une pléiade de gens du coin pour jouer dans son film, parmi lesquels de vrais pompiers, et ils créent avec eux à Vrchlabí une tragicomédie sur un bal manqué. C’est le premier film en couleur de Forman, il reflète l’ambiance et les mœurs de la société tchécoslovaque de la fin de la décennie 1960.
« Je n’avais rien à expliquer à Mirek (Miroslav Ondříček, ndlr), il voyait tout de la même manière que moi. Il était soucieux de tous les détails. Par exemple, nous ne voulions pas que le film soit ‘froid’. Et alors, Mirek a supprimé tous les bleus. Personne ne portait une chemise bleue. Les chemises étaient de toutes les couleurs : blanches, jaunes, marrons… Mirek s’est aussi débrouillé pour que toutes les prises de vue soient bien éclairées, pour que le spectateur voie tout. »
Miloš Forman, alors déjà reconnu dans le milieu du cinéma, a collaboré au film « Au feu, les pompiers ! » avec le fameux producteur italien Carlo Ponti. Mais cette collaboration s’est soldée par un échec : Ponti a abandonné le projet et réclamait à Forman 80 000 de dollars – une somme finalement payée par un de fidèles amis français de Forman, le producteur Claude Berri.
Au feu, les pompiers! peut finalement sortir en salles, même aux États-Unis, il est présenté au festival de Cannes et vaut à Forman une nouvelle nomination aux Oscars. Historien du cinéma aux Archives nationales du film à Prague, Věroslav Hába revient sur les péripéties de ce film :« Ce qui est assez curieux, c’est que Carlo Ponti avançait les mêmes arguments que la censure communiste : il s’est indigné du fait que Forman ridiculise l’homme ordinaire. Or, cela n’a jamais été son but, Forman ne voulait pas se moquer des gens, il voulait plutôt attirer l’attention sur ce qui de l’ordre du schéma dans notre vie quotidienne. Miloš Forman le dit lui-même : ce qui l’attirait, c’était la vie ordinaire, la vie dans la rue. Les films qu’il a tournés en Tchécoslovaquie sont faits dans le style du ‘cinéma-vérité’. Il dit aussi avoir toujours aimé le burlesque américain et le documentaire. Forman s’est donc inspiré de ces deux genres, en y rajoutant une histoire, très importante pour lui. Voilà comment est né son style, le plus original, à mon avis, de tous les cinéastes tchèques qui ont adopté ce concept du cinéma-vérité. »
Une seconde chance (et cinq Oscars) pour « Vol au-dessus d’un nid de coucou »
A la fin des années 1960, Miloš Forman partage sa vie entre New York, Paris et Prague. Séduit par le mouvement hippie, il travaille, avec son ami français Jean-Claude Carrière, sur le scénario de la comédie musicale Hair, ainsi que sur celui du film Taking Off sur le conflit des générations et les enfants fugueurs, le premier que Forman tournera en 1971 dans son exil américain, mais qui s’est soldé par un échec commercial. Son premier succès, américain et mondial, viendra quatre ans plus tard avec Vol au-dessus d’un nid de coucou, l’adaptation du roman de Ken Kesey.« Miloš Forman aime bien raconter des histoires ‘à l’américaine’. Il est bien conscient du fait que le spectateur américain a besoin d’une fin univoque – pas forcément d’une fin heureuse, mais d’une fin avec catharsis. Par exemple, Vol au-dessus d’un nid de coucou ne se termine pas sur un happy-end, mais le héros en sort plus libre. Tant que l’on parle du héros, c’est ce qui est très important pour Forman. Les personnages principaux de ses films défient un système établi. C’est quelque chose qui fait partie du vécu de Forman, c’est en somme son expérience de la vie en Tchécoslovaquie telle qu’il l’a connue. »
Randle McMurphy, un escroc qui se fait passer pour un malade mental afin d'échapper à la prison, fait partie des héros de Forman qui, confrontés à un pouvoir absolu, refusent de se résilier. Le choix de Jack Nicholson pour ce rôle a sans doute contribué au succès inespéré de ce film réalisé sur le circuit indépendant et finalement né par un heureux concours de circonstances, comme le raconte Věroslav Hába :« Une des stars hollywoodiennes de l’époque, Kirk Douglas, avait acheté les droits d’auteur pour une adaptation cinématographique de ce roman de Ken Kesey qu’il avait beaucoup apprécié. Il avait aussi initié son adaptation théâtrale, mais la pièce n’a pas eu de succès. Kirk Douglas, qui n’a pas réussi à trouver un studio prêt à produire le film, a transmis les droits d’auteur à son fils Michael. Voilà un des moments heureux dans cette histoire : Michael Douglas a entamé le projet avec un producteur débutant Saul Zaentz, un homme très éduqué, un grand connaisseur de la littérature qui cherchait à pénétrer dans le milieu de la production. Ils se sont adressés à Miloš Forman, un réalisateur qui n’était pas cher et dont ils connaissaient les films du festival de New York. »
Il s’est avéré alors que le sujet de Vol au dessus d'un nid de coucou avait déjà été proposé à Forman, et qu’il est donc revenu vers lui une seconde fois. Comme s’il lui était destiné… Věroslav Hába poursuit :
« Au début des années 1960, à l’occasion de son voyage en Europe de l’Est, Kirk Douglas rencontre Milos Forman à Prague et lui promet de lui envoyer le roman de Ken Kesey pour qu’il l’adapte au cinéma. Chose promise, chose due : Kirk Douglas envoie le livre, accompagné d’une lettre à Forman… sans que le colis, fort probablement confisqué par les douaniers, ne soit parvenu à son destinataire. Lorsque Kirk Douglas, qui n’a logiquement reçu aucune réponse, rencontre pour la première fois Miloš Forman aux Etats-Unis, il lui lance immédiatement : ‘Monsieur Forman, vous êtes un salaud !’ Le malentendu entre les deux hommes est levé. Stupéfait, Miloš Forman réalise alors que le livre, effectivement envoyé par le célèbre acteur américain à Prague, est celui qu’il s’apprête à porter à l’écran. A la différence de ‘Taking Off’, le film est un énorme succès, il reçoit cinq Oscars, enfin, c’est une histoire suffisamment connue… »En effet, une histoire connue : Vol au-dessus d’un nid de coucou rapporte à l’échelle mondiale presque 300 millions de dollars et il est le premier film, depuis les années 1930, à rafler les Oscars de toutes les catégories principales.
Wolfgang Amadeus surveillé par la police secrète
Une autre histoire connue, voire archiconnue, est celle d’Amadeus de Forman, tourné au milieu des années 1980 dans les décors de la Prague socialiste et film auréolé pour sa part de huit Oscars.
« Amadeus est un film extrêmement intéressant. D’abord, parce que Forman l’a tourné à Prague, en employant la méthode américaine. Ensuite, son travail avec l’authenticité, la fidélité des faits historiques (que Forman ne respecte pas ce qui a posé problème à de nombreux critiques), sa construction de l’histoire, du drame, tout cela est remarquable. »Le tournage du drame qui oppose Mozart à Salieri s'est déroulé sous la surveillance de la police secrète tchécoslovaque. Comme expliqué plus tard par le réalisateur, l’Etat communiste a reçu en contrepartie des devises de la part des producteurs américains. Par ailleurs, les autorités de l’époque ont permis de projeter Amadeus non seulement à Prague, mais aussi en province. La renommée internationale de « l’exilé » Forman y était aussi pour quelque chose… Věroslav Hába :
« Les autorités ne pouvaient plus ignorer la curiosité du public qu’éveillaient le personnage de Miloš Forman et ses films. En plus, toute la ville ne parlait que de ce tournage. Evidemment, les policiers étaient partout, déguisés en pompiers… Le directeur de la Cinématographie tchécoslovaque a dit à Forman qu’il pouvait tourner ici, à condition qu’il ne rencontre pas les dissidents. Miloš Forman aurait rétorqué : ‘Je ne vais pas initier ce genre de rencontre, mais si quelqu’un vient me voir, je peux difficilement refuser de lui parler’. Comme ça, ils se sont arrangés… »
Réalisateur de films historiques
« Ce qui est un peu paradoxal chez Forman, c’est que grâce à l’Amérique, il est devenu réalisateur de films historiques. Le cinéma-vérité auquel il s’est consacré au début de sa carrière le prédestinait à un tout autre type de cinéma. Avec l’échec du film ‘Taking-Off’, il s’est rendu compte qu’il lui était difficile de porter à l’écran le moment présent avec une narration tout à fait convaincante. Le film historique, même s’il est situé dans une époque relativement proche, comme c’est le cas de Vol au-dessus d’un nid de coucou, lui donne l’opportunité d’étudier l’époque, de trouver des moyens d’expression variés. »Miloš Forman poursuit sa série de films historiques avec Valmont. Il s’intéresse également toujours aux biopics de personnages plus ou moins historiques avec Man on the Moon, le très audacieux film sur la liberté d’expression Larry Flint, ou encore avec Les Fantômes de Goya, un long-métrage réalisé, comme beaucoup d’autres, en collaboration avec le scénariste et ami de Forman, Jean-Claude Carrière. En 2009, Miloš Forman revient en quelque sorte à ses débuts, en rendant hommage au théâtre musical pragois Semafor dans le film Dobře placená procházka (Une promenade bien payée). Depuis quelques temps, le réalisateur ne quitte plus son domicile au Connecticut, qu’il partage avec sa femme Martina et leurs fils ; il n’apparaît plus dans les médias.
Il y a sept ans, à l’occasion d’un master class destiné aux jeunes cinéastes français, ces derniers ont demandé à Miloš Forman, toujours très abordable et prêt à partager ses expériences et des secrets tirés des tournages de ses films, quelles étaient les qualités essentielles pour un réalisateur.« Pour moi, a-t-il répondu, la chose la plus importante est que le metteur en scène doit être un petit peu écrivain, un petit peu acteur, un petit peu cameraman, et ainsi de suite. Il doit savoir tout faire. Mais un bon metteur en scène choisira toujours pour toutes ces professions des gens largement meilleurs que lui. Normalement comme ça, ça marche. »