Les aventures hallucinantes d’une famille de saltimbanques
Pour Jáchym Topol (1962), le processus de l’écriture est une sorte de mysticisme. L’écrivain attend d’être assailli par le sujet. La dernière vague d’inspiration qui a déferlé sur lui a abouti au roman Citlivý člověk (L’homme sensible). Publié récemment aux éditions Torst, ce livre tragique et grotesque à la fois raconte un voyage plein d’aventures, de conflits et de folies, tout en touchant les thèmes éternels que sont Dieu, la mort, la vie et l’amour.
Un voyage en enfer
Jáchym Topol est entré dans la littérature tchèque en 1994. Et ce fût une entrée fracassante. Son livre Sestra (La sœur) a été salué par la critique comme étant un des meilleurs romans tchèques de son temps et son auteur présenté comme un talent prometteur. Bien que Jáchym Topol ne soit pas l’auteur d’un seul livre, les œuvres qu’il a publiées plus tard n’ont pas rencontré le même succès. Ce n’est que depuis la publication de son dernier roman, L’homme sensible, qu’une partie de la critique constate que l’écrivain a retrouvé la verve de son premier grand succès.« L’homme est sensible. Quand tu fais une entaille dans sa peau, quelque chose commence à gicler de lui. J’ai cherché à saisir ses sensations quand on lui fait ça et quand cet homme arrive pourtant encore à en rire, à se bidonner. » C’est ce qu’affirme Jáchym Topol pour illustrer son rapport aux personnages de son livre. En effet, l’auteur ne ménage pas les héros de son roman et le nombre d’obstacles quasi insurmontables et d’épreuves cruelles qu’il a placés sur leur chemin est effrayant. Leur voyage à travers plusieurs pays, qui est le sujet du roman, n’a rien à voir avec les plaisirs touristiques. C’est plutôt un voyage en enfer. Jáchym Topol s’explique :
« Pour moi, tout est important dans ce livre. Les personnages principaux, la famille de comédiens ambulants, les ‘travelers’, symbolisent pour moi et pour ma génération un immense tournant dans nos existences. C’est la période postrévolutionnaire qui a représenté pour nous un saut dans le vide, un saut dans la liberté, et aussi dans le processus compliqué d’acceptation de cette liberté. Ces comédiens, le Père et sa femme, qui est beaucoup plus jeune que lui et qu’il appelle ‘Fille de la Révolution de velours’, ont fini par se rassasier d’une certaine façon de cette liberté et cherchent à retourner dans leur région natale, dans la vallée de la rivière Sázava. »
Le tragique et le grotesque
Le père, la mère et leurs deux fils, dont le cadet est encore un bébé, sont les protagonistes de cette histoire qui se complique et se ramifie au fil de la narration par d’innombrables épisodes et personnages secondaires. Après avoir traversé plusieurs pays européens, cette famille de comédiens de rue qui a subi le sort des migrants, se retrouve dans une région séparatiste d’Ukraine. Dans les premiers chapitres du roman, elle échappe par miracle à une situation conflictuelle dans laquelle elle se retrouve bien malgré elle.Ce n’est cependant pas la fin des déboires de ces saltimbanques tchèques qui ne nourrissent maintenant plus qu’un seul désir : retourner dans leur pays. Ils ne savent pas que leur patrie et avec elle la vallée de la rivière Sázava, le paysage de leur enfance, ont bien changé depuis leur départ. Ils ne se doutent pas que les aventures qui les attendent dans leur pays seront plus terribles et tragiques encore, mais aussi plus farfelues et grotesques que ce qui leur est arrivé auparavant. Jáchym Topol mélange savamment le rire aux larmes, le tragique au comique :
« Je crois que c’est la seule façon d’écrire qui puisse m’amuser. Qu’est-ce que j’ai rigolé ! J’ai vraiment ri aux éclats en écrivant ce livre. Je me facilite le travail par le burlesque et le grotesque. C’est là quelque chose de typiquement tchèque. Nous n’aimons pas les grands mots, nous évitons de parler de Dieu et de l’amour. Nous sommes rudes, nous prenons tout à la rigolade. Mais je crois que si nous n’étions pas comme ça, nous serions incapables d’avancer et de faire le moindre pas. »
Le lecteur risque de se perdre dans ce voyage à la cadence infernale où coups du sort et coups de théâtre s’accumulent, où les protagonistes se retrouvent à maintes reprises dans des situations sans issue dont ils parviennent pourtant malgré tout à s’échapper.
Tout en donnant libre cours à une imagination effrénée, l’auteur s’inspire aussi dans une grande mesure de la réalité et de la vie politique. Il évoque par exemple les tendances racistes et les conséquences de la crise migratoire. Parmi les personnages du livre, le lecteur trouve entre autres le comédien Gérard Depardieu, le président Miloš Zeman et son ami Vladimir Poutine. Jáchym Topol avoue craindre profondément une orientation plus à l’Est de son pays. Il redoute que les Tchèques redeviennent des vassaux de l’empire russe et ne veut pas que des situations semblables à celles qui se sont produites en Tchécoslovaquie en 1948 et 1968, se répètent dans sa vie :
« Je pense que c’est une tendance de nos deux derniers présidents, Václav Klaus et Miloš Zeman. Et il est possible que je la comprenne même un peu. En moi aussi je ressens quelque chose comme un complexe de l’Occident. Je suis allé un peu partout, j’ai participé à des lectures publiques, mes livres sont publiés, c’est parfait, je devrais donc me réjouir. Mais je n’ai toujours pas les ‘chaussures comme il faut’, je ne parle pas bien anglais. Et je pense que la source de l’orientation des deux messieurs que je viens de nommer vers le gigantesque ours russe se trouve dans une sorte de complexe. Quand on te respecte et t’applaudit à Moscou ou au Kazakhstan, tu te sens là-bas un peu comme chez toi. Ce que je ne comprends pas en revanche, c’est cette même tendance chez les Tchèques. Nous ne sommes pas l’Europe de l’Est, du moins je ne le ressens pas ainsi. Il s’agit d’un jeu politique bien moche. »
Les richesses du style
Le style riche et coloré est probablement l’atout principal de cette tragicomédie violente qu’est le roman de Jáchym Topol. C’est un mélange très expressif d’un langage hautement poétique avec toute une palette de mots et de locutions argotiques qui donne au texte un caractère très spécial et le rapproche un peu des célèbres effusions verbales de Bohumil Hrabal, auteur que Jáchym Topol aime beaucoup.Le choix des thèmes et des personnages de ce roman est tout aussi impressionnant. Le romancier met en scène toute une communauté d’hommes et de femmes qui vivent en marge de la société, de petits délinquants et de grands voyous, de loosers noyés dans l’alcool, de prostituées, de policiers corrompus, de jeunes avides de la vie et du bonheur et de vieillards attirés par la mort. Et sur le fond des existences de cette population encanaillée qui vit sur les rives de la Sázava, Jáchym Topol place astucieusement les dialogues et les réflexions parfois rocambolesques de ses personnages sur la vie, la politique, la vieillesse, le dépérissement, le suicide, l’au-delà et aussi sur Dieu. L’auteur avoue :
« Je peux dire, et ce n’est pas facile à dire, qu’il me semble aussi entrevoir Dieu dans les moments les plus ingrats. Comme nous vivons dans une Tchéquie athée, cet aspect de la présence de Dieu n’a été mentionné dans aucune critique, comme si cela n’apparaissait absolument pas dans mon livre. Mais j’espère très fort qu’il y a une charpente, un plan intérieur de ce genre dans ce livre. J’espère que celui-ci tend d’une certaine façon vers Dieu, qu’il y a une aspiration chrétienne. »
La vie n’est ni noire ni catastrophique
Le lecteur finit par se poser la question de savoir dans quelle mesure cette vision quasi apocalyptique de la communauté des gens sans lendemain correspond à la réalité et quelle est la part d’imagination de l’auteur, qui a créé dans le roman une espèce d’exotisme des bas-fonds. Ce n’est pourtant pas le pessimisme qui se dégage de la condition des personnages de ce livre. Ceux-ci en effet, malgré leurs sorts parfois tragiques, échappent en général au désespoir et à la solitude. Cette impression est due évidemment à l’humour corrosif et à la verve satirique de Jáchym Topol, mais elle correspond également à sa vision du monde :
« Mon impression de la vie n’est ni noire ni catastrophique. Evidemment, on peut être confronté à des ennuis et à des situations terribles, notre vie peut être ruinée, on peut être désespéré, éperdu, malade ou que sais-je encore, mais quand tu es bon et que tu as de la veine, tu as d’autres gens autour de toi sur lesquels tu peux t’appuyer et qui eux aussi peuvent compter sur toi. »