série

19) Jáchym Topol - L’Atelier du Diable

Photo: Les Éditions Noir Sur Blanc

Comment vivre en s’accommodant des horreurs du passé et comment faut-il concevoir leur commémoration ? Ces deux questions fondamentales sont posées par l'écrivain tchèque Jáchym Topol dans son roman « Chladnou zemí », sorti en français en 2012 aux Editions Noir sur Blanc, sous le titre L’Atelier du Diable. Ce bref roman emmène ses lecteurs dans l’ancien camp de concentration de Terezín, ainsi que dans un village biélorusse détruit pendant la guerre, comme l’explique son auteur dans ce nouvel épisode de notre série littéraire.

Jáchym Topol | Photo: Vojtěch Havlík,  ČRo

Né en 1962 dans une famille littéraire, Jáchym Topol compte indéniablement parmi les écrivains tchèques les plus marquants de sa génération. Ses livres sont régulièrement traduits et publiés dans le monde entier, en France notamment. Fils du poète et dramaturge Josef Topol, Jáchym a, dans les années 1980, rejoint très jeune l’underground artistique pragois, persécuté par le régime communiste. Poète et parolier du groupe Psí vojáci, mené par son frère Filip, cofondateur d’une revue culturelle clandestine, Jáchym Topol gagne alors sa vie comme ouvrier.

'Sœur',  photo: Atlantis

Après la révolution de Velours, il se consacre au journalisme, tout en se lançant pleinement dans l’écriture. Publié en 1994, son roman Sestra (Sœur) est une révélation. Le public tchèque, et bientôt international, découvre alors l’écriture sans fard de Topol, un style qui va puiser dans le langage de la rue. Ange exit, Missions nocturnes ou Zone cirque, autant de tomans traduits en français par Marianne Canavaggio font de lui un auteur apprécié y compris au-delà des frontières de la République tchèque, notamment pour sa manière de scruter les maux d’une société post-communiste.

La mémoire collective transformée en business

'L’Atelier du Diable',  photo: Torst

Sorti en tchèque en 2009, « Chladnou zemí » (en français L’Atelier du Diable) est un roman inquiétant sur la mémoire collective et les crimes perpétrés par les régimes totalitaires du XXe siècle. Voilà comment, pour Radio Prague, Jáchym Topol caractérise lui-même son roman :

« J’ai toujours affirmé qu’il s’agissait d’un roman d’amour puisque le héros tombe trois fois amoureux sur une courte partie du roman. Cela m’a permis de prendre quelques distances avec une certaine urgence historique, car le roman évoque l’histoire des peuples d’Europe centrale et de l’Est massacrés pendant la Deuxième Guerre mondiale et sous le stalinisme. C’était là une manière de relier ce drame à une histoire d’amour actuelle. »

Terezín,  photo: Denisa Tomanová

Le héros anonyme du roman grandit dans la ville de Terezín, où, sous le Protectorat de Bohême-Moravie, se trouvait un ancien camp par lequel des dizaines de milliers de personnes ont transité vers les camps d'extermination. Il y devient membre d'une équipe internationale qui s'efforce de sauver la ville pour en faire un lieu de pèlerinage pour les riches Occidentaux à la recherche de leurs origines. Entre les tee-shirts à l’effigie de Kafka et les pizzas-ghetto, Terezín se transforme, dans le roman, en une destination touristique de masse. Jáchym Topol explique :

« Je m’y suis rendu à plusieurs reprises comme journaliste de l’hebdomadaire Respekt lorsque Terezín s’est retrouvé sous les eaux lors des graves inondations en 2002. A l’époque, il existait en Europe une grande volonté de sauver Terezín, parce qu’avec son ghetto et son camp de concentration, c’est une ville symbole de la Deuxième Guerre mondiale qui est citée dans tous les manuels d’histoire des collèges et des lycées. Mais en Biélorussie ces lieux d’extermination sont encore plus importants. »

« J’ai rencontré à Terezín beaucoup de jeunes, notamment d’Europe de l’Ouest. C’étaient des gens de la troisième ou quatrième génération de l’Holocauste qui, d’un seul coup, se rendaient à Terezín comme attirés par une sorte de magie noire, parce que leurs ancêtres y étaient passés. Ces jeunes habitaient ensemble, discutaient des drames du passé tout en fumant de l’herbe. C’est là que j’ai pris conscience de la douleur présente dans l’esprit de ces jeunes gens. »

« J’ai découvert qu’il existait une école psychologique spéciale et que beaucoup en Europe occidentale s’y intéressaient. Cette découverte m’a servi pour mon roman que je me suis ensuite efforcé d’écrire non seulement comme un roman d’amour moderne, mais aussi comme une comédie grotesque noire jusqu’à ce que je me rende compte que je n’en avais pas le droit, car c’est quelque chose que je n’ai pas vécu et je ne pouvais pas me servir des souffrances des autres pour faire rire. »

En Biélorussie, j’ai découvert un monde de la terreur silencieuse

Photo: Les Éditions Noir Sur Blanc

La deuxième partie de ce roman qui mêle réalité et fiction, a pour cadre la Biélorussie. Le narrateur y participe à un projet similaire de transformation d’un village détruit pendant la Seconde Guerre mondiale en un centre touristique lucratif. C’est précisément lors d’un voyage en Biélorussie que Jáchym Topol a commencé à écrire L’Atelier du Diable :

« Je me suis rendu en Biélorussie parce que des professeurs et des étudiants du tchèque ont commencé à publier de la littérature tchèque. Ils ont traduit plusieurs œuvres et un recueil dans lequel figuraient des textes de mon frère Filip, de mon père Josef et de moi-même. En Tchéquie, nous avons toujours refusé d’apparaître en public ensemble comme une bête de cirque à trois têtes. Mais en Biélorussie, cela m’a semblé tellement bizarre que j’ai accepté. »

Biélorussie,  photo: Konrad Lembcke,  Flickr,  CC BY-ND 2.0

« Une fois là-bas, j’ai pu discuter avec des gens très intelligents qui de facto vivaient dans un régime totalitaire. En 2005, Václav Havel avait déclaré que la Biélorussie était le dernier régime totalitaire en Europe. A l’époque, il y avait déjà des prisonniers politiques et les opposants disparaissaient. J’ai été particulièrement choqué de découvrir de l’intérieur ce monde de la terreur silencieuse. »

« J’y suis même resté plus longtemps que prévu. Je m’y sentais comme un représentant de l’Occident. Je vivais parmi les dissidents et l’avion dans lequel je devais rentrer à Prague a décollé sans moi. Je me suis alors retrouvé dans un petit aéroport où il faisait horriblement froid. J’y ai passé la nuit et la journée suivantes sans boire, ni fumer, ce qui m’a permis d’économiser un peu d’argent pour m’acheter un billet pour Berlin. J’ai passé tout ce temps dans l’angoisse paranoïaque que la police de Loukachenko vienne m’arrêter. Mais cette crise d’angoisse s’est transformée en une source d’inspiration prosaïque. J’ai donc pris des notes et rédigé sur mon calepin l’ossature de l’histoire, et tout cela a finalement abouti à L’Atelier du Diable. »

Les Biélorusses sont nos voisins

Une manifestation à Minsk,  Biélorussie en août 2020,  photo: Homoatrox,  CC BY-SA 3.0

Un roman qui, avec les manifestations actuelles en Biélorussie contre le régime d’Alexandre Loukachenko, est peut-être plus encore d’actualité qu’au moment de sa parution, il y a plus de dix ans.

Jáchym Topol,  photo: Barbora Linková,  ČRo

« J’ai écrit ce roman en étant habité d’une forme d’émerveillement, parce que c’était une période qui était plus proche de l’après-révolution de 1989 quand nous sommes passés de l’état de province socialiste au statut de pays avec une égalité en droit. J’ai toujours dit : nous sommes l’Est, nous sommes l’Ouest, jusqu’à ce que je prenne conscience jusqu’à quel point la Biélorussie, un pays slave proche de nous qui possédait dix millions d’habitants avant la guerre, a terriblement souffert des régimes nazi et stalinien. Tandis que 300 000 à  350 000 personnes sont mortes en Tchécoslovaquie pendant la guerre, le nombre de victimes en Biélorussie a été de 4 millions. »

« Là-bas, la population a été soumise à un régime de terreur dont nous, les Tchécoslovaques, les Tchèques et les habitants d’Europe centrale, n’avons pas la moindre idée. Mais cette histoire est vivante aujourd’hui encore. C’est pourquoi je m’y intéresse, cela me fascine. On voit bien qu’après l’Ukraine, c’est au tour de la rébellion en Biélorussie d’être la cible de répressions sanglantes. N’oublions pas que c’est un pays dans lequel nous pouvons nous rendre en quelques heures d’autocar. Les Biélorusses sont nos voisins. »

Même si L’Atelier du Diable est une œuvre de fiction, les faits sur lesquels son auteur s’est appuyé sont bien réels, comme le confirme Jáchym Topol :

Biélorussie,  photo: Bundesarchiv,  Bild 146-1970-043-52 / CC-BY-SA 3.0

« C’est la réalité, et il suffit de faire quelques recherches sur Google pour découvrir l’étendue des horreurs. L’immense tromperie communiste les a encore amplifiées, et on en voit les conséquences aujourd’hui encore. Il ne s’agit pas là d’une histoire si ancienne que cela. En Biélorussie, ce ne sont pas seulement quelques villages qui ont été rayés de la carte comme Lidice ou Ležáky en Tchécoslovaquie. Non, nous parlons d’au moins 5 000 villages. L’immensité du mensonge réside dans le fait que les Allemands ne sont pas les seuls responsables de cette extermination de masse. Des tas de gens des républiques post-soviétiques ont participé à ces massacres, ce qui a bien entendu été passé sous silence après la guerre. »

Jáchym Topol,  photo: Luděk Kovář,  CC BY-SA 3.0

Très bien accueilli par la critique et le public dans les pays scandinaves, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne et dans bien d’autres pays encore, le roman L’Atelier du Diable a été accueilli plus froidement en Biélorussie. « Mes amis là-bas qui m’avaient accompagné partout et m’ont tout expliqué lors de mon séjour, ont tenu à rester anonymes, pour des raisons politiques », raconte l’écrivain. Selon lui, ce sont justement ces amis biélorusses qui ont été les plus farouches critiques du roman :

« A leurs yeux, je suis un homme de l’Ouest qui parle de leur histoire. C’est une histoire compliquée, or, moi, j’ai simplifié beaucoup de choses dans mon roman. Je comprends donc leurs critiques et je ne m’en offusque certainement pas. »

Une autre preuve en quelque sorte de l’intérêt suscité par L’Atelier du Diable, car, après tout, qui aime bien châtie bien.

Auteurs: Magdalena Hrozínková , Tomáš Pancíř
mot-clé: