« Le Petit croisé » à la conquête du public tchèque
Le silence, la pureté et le courage – telles sont les valeurs que le réalisateur Václav Kadrnka voulait apporter aux spectateurs avec son film Křižáček (Le Petit croisé). Le film, qui a remporté le Grand prix du Festival de Karlovy Vary 2017, vient de sortir en salles. Il est librement inspiré d’un vaste poème épique de Jaroslav Vrchlický.
Un garçon ébloui par la légende des Croisades des enfants
Au début du XIIIe siècle, deux croisades populaires se dirigent à travers l’Europe vers la Terre sainte pour libérer sans armes le Saint-Sépulcre. Ces deux mouvements entreront dans l’histoire de la spiritualité médiévale sous le nom des Croisades des enfants. Bien que les informations dont nous disposons aujourd’hui sur ces croisades populaires soient très fragmentaires, leur rayonnement spirituel ne faiblit toujours pas même plusieurs siècles plus tard. Elles continuent à intriguer les historiens et à inspirer les artistes.En 1906, Jaroslav Vrchlický, considéré comme le plus grand poète tchèque de son temps, publie un poème intitulé Svojanovský křižáček (Le Petit croisé de Svojanov). C’est dans le château de Svojanov que le poète a situé le début de l’histoire du petit Jeník, fils d’un chevalier qui s’enfuit de la maison paternelle pour rejoindre les enfants appelés à libérer la Terre sainte. Le chevalier Bořek se lance à la recherche du petit fugitif, poursuite pleine d’obstacles, de pièges et de déceptions qui l’amènera jusqu’au bord de la mer. Cette chevauchée à travers l’Europe qui est aussi un acte d’amour d’un père pour son fils, donnera, un siècle plus tard, au cinéaste Václav Kadrnka la matière pour son film :
« Je cherchais un sujet ‘balladique’ et j’ai trouvé ce livre. Je ne sais même plus comment cela m’est arrivé. D’ailleurs, ‘Le Petit croisé’ n’est pas vraiment une ballade. C’est plutôt une espèce de mythe. Vrchlický a écrit une œuvre vaste et très variée, et c’est un auteur aujourd’hui vieilli dans une certaine mesure, poussiéreux. Il a écrit ‘Le Petit croisé’ à une époque où il traversait une grave crise intime qui l’a frappé lui et sa famille. Bien que le texte soit stylisé, il porte l’émotion très authentique d’un père. Le poète l’a écrit en tant que père de famille. Et c’est cet aspect qui m’a atteint le plus profondément. »
Lorsque Jaroslav Vrchlický publie ce poème, sa vie familiale est sens dessus dessous. Le célèbre poète a appris que sa femme le trompe et que deux de ses trois enfants, dont le fils Jaroslav, sont en réalité les enfants d’un autre homme. Il s’efforcera de sauvegarder les apparences mais ne se remettra jamais de cette trahison. Dans ce contexte, la recherche désespérée du chevalier Bořek, héros du poème, peut être considérée comme une métaphore du sort de l’auteur qui cherche à retrouver le chemin vers ce fils qu’il croyait avoir et qu’il a perdu.Les enfants destinés à l’esclavage
Lors de son pèlerinage, Bořek perd puis retrouve à plusieurs reprises la trace de son fils. Finalement, il apprend que le petit Jeník voyage en compagnie d’un saltimbanque qui veut d’abord le dresser pour en faire un bouffon comme lui, puis, ayant échoué, décide de le vendre à un marchand d’esclaves. Arrivé dans un port, le chevalier apprend que le bateau à bord duquel se trouve probablement son fils, est déjà parti. Désespéré, Bořek s’effondre. Mais c’est au moment où tout semble perdu que surgit une lueur d’espoir. Il s’avère que le garçonnet aurait pu être sauvé de justesse par un patriarche local qui rachète les enfants destinés à l’esclavage.
Le réalisateur Václav Kadrnka a respecté les grandes lignes du récit, sans toutefois s’attarder sur les détails du poème de Jaroslav Vrchlický :« Dans ce film, il y a deux mouvements opposés. Il est vrai que le garçon va vers un idéal, vers la pureté. Toute cette croisade des enfants est, selon moi, la métaphore d’un idéal pur, parce que ces garçons espèrent libérer le tombeau du Christ uniquement grâce à leur foi, sans armes, les croisades précédentes ayant échoué. Le poème de Vrchlický se réfère à la littérature catholique de l’époque, mais je ne voulais pas faire un film polémique sur les croisés ou sur le christianisme. Cette époque était spirituelle, purement spirituelle. Quand je présente ce film, on me dit parfois ‘Mais les croisés étaient des fanatiques’, et je pense que ce n’est pas tout à fait vrai. C’était aussi une époque très spirituelle, très sincère. Ces gens-là partaient pour la Terre sainte pour matérialiser leur foi. »
Un langage cinématographique d’une simplicité monastique
Tout en se basant sur un poème rempli d’images et de descriptions romantiques Václav Kadrnka a créé un film extrêmement dépouillé, d’une sobriété quasi monastique, dans lequel chaque geste, chaque séquence prend une importance symbolique. Il a supprimé tout ce que ne lui semblait pas essentiel pour la ligne principale de la narration. Son film ne montre pas même certaines situations importantes du sujet en laissant au spectateur le soin de les imaginer. Le spectateur habitué à un langage cinématographique très explicite, à la visualisation complète du sujet, ne trouve sur l’écran que la charpente d’une histoire qu’il doit étoffer par sa contribution, par son engagement. Václav Kadrnka avoue avoir été très exigent avec les spectateurs et ne pas avoir facilité leur tâche :
« Je pense que le film est fort quand il occulte, quand il crée un mystère et quand le spectateur est obligé d’y ajouter des éléments par son imagination. (…) Tout le mouvement intérieur qui anime ce poème est une course après quelque chose. Le père lui-même court après cette histoire, tout est en mouvement, le père, le fils, le mythe des croisades. Cela me semblait intéressant. Et le spectateur, lui, y apporte sa propre interprétation, sa propre clé de l’histoire. C’est de cette façon que son imagination est stimulée. »Le silence, le calme et le courage
Les dialogues dans le film sont réduits au minimum. Dans certaines séquences d’une longueur extrême, les physionomies des acteurs restent parfois sans mouvement et certaines images à l’écran ressemblent dans leur rigidité à la photographie. Ce n’est pas une évocation réaliste du Moyen-Age, mais plutôt une vision épurée qui se nourrit dans la simplicité des fresques médiévales. Le film a été tourné en grande partie en Italie, mais les monuments médiévaux italiens n’y apparaissent que rarement. C’est le paysage mental des personnages qui est le véritable sujet de cette œuvre saluée par les uns et décrié par les autres. On cherche des comparaisons, on évoque dans ce contexte certains films historiques d’Ingmar Bergman ou de František Vláčil. D’autres critiques trouvent que le film manque d’émotions véritables et que le rythme extrêmement lent de ce poème cinématographique ne cache que le vide. Le jury du festival de Karlovy Vary n’a manifestement pas partagé cette opinion. Ce sera maintenant aux spectateurs de trancher. Václav Kadrnka s’explique :
« J’espère qu’à une époque, la nôtre, qui est pleine d’effets spectaculaires, de stress et de confusions, le spectateur aura envie de vivre un moment de silence, de calme et de courage, et qu’il sera capable de s’ouvrir à un autre type de narration. J’aime être exigeant avec le spectateur parce que je pense que pour être récompensé, on doit remplir certaines exigences non seulement au cinéma mais aussi dans la vie. Ce film a une certaine gradation qui exige de la part du spectateur non seulement qu’il soit patient mais aussi qu’il sacrifie quelque chose. Je pense que quand je donne au spectateur le silence, la pureté et le courage, c’est beaucoup plus que si je lui donne un schéma, une manipulation, une rapidité et un effet spectaculaire. »