Lambert Wilson à la découverte « d’un autre univers culturel » à Karlovy Vary
Distinguable entre tous pour son timbre de voix calme et posé, Lambert Wilson est l’un des acteurs français les plus marquants de ces dernières décennies. Il était l’invité du festival international du film de Karlovy Vary, dont la 52e édition s’achève ce samedi, pour présenter Corporate, le premier film de Nicolas Silhol. Confortablement installé au café de l’hôtel Pupp, Lambert Wilson a évoqué pour Radio Prague, d’une voix calme et posée, ce long métrage, qui décrit et dénonce certaines pratiques managériales, mais aussi la République tchèque, un pays où il a déjà tourné par le passé…
« Ce mot est devenu familier pour moi car j’ai beaucoup d’amis qui travaillent dans des entreprises en France. C’est un vrai mot utilisé, c’est une mentalité, c’est une philosophie des grandes entreprises. Le principe, c’est ‘On annule sa réflexion privée, son individualité, pour se mettre entièrement au service de la philosophie de la grande entreprise qui vous emploie. On acquiert des réflexes corporate, on a une mentalité corporate’. Je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus familier aux gens que je l’imaginais. Dans mon métier d’acteur, je ne travaille pas avec les entreprises, mais dans la réalité, beaucoup de gens sont dans des entreprises. Cela a été une vraie découverte, particulièrement sur un certain type de management dans les entreprises, importé des pays anglo-saxons. C’est ce qu’on appelle le ‘lean management’, qui est un type de management par la terreur.
Bien entendu, c’est typiquement français dans la mesure où on a une loi sociale qui protège les salariés. On ne peut pas les mettre à la porte facilement, il faut leur payer des indemnités. J’ai présenté le film aux Etats-Unis, par exemple, et il y avait des gens dans la salle qui disaient ‘Cela ne s’applique pas à notre pays du tout’. En Amérique on vire les gens, on leur demande de prendre leurs affaires, on leur donne quinze jours de salaires et c'est fini. Le principe de Corporate, c’est qu’il montre comment des entreprises qui veulent se débarrasser de certains employés vont tout faire pour qu’ils partent d’eux-mêmes, pour ne pas avoir à payer des indemnités de licenciements. Ils vont leur rendre la vie totalement impossible. »
Dans ce film vous êtes Stéphane Froncart, qui justement met en place ce plan pour pousser les gens vers la sortie, pour qu’ils démissionnent eux-mêmes. Vous êtes un personnage qui est froid, calculateur, un peu cynique. Comment on interprète un tel personnage ?
« J’aime bien jouer les rôles de méchants. J’en ai joué pas mal, ce sont souvent les rôles qui ont le plus d’aspérité, de personnalité forte. Je n’ai pas rencontré de directeurs des ressources humaines personnellement. J’ai joué des banquiers cyniques, des ambassadeurs cyniques. Ce genre de personnage, je le connais très bien. La difficulté est de proposer une image différente de rôle en rôle. Là je me suis inspiré de l’apparence de Steve Jobs. J’aimais bien le côté col roulé, petites lunettes, cheveux très courts. J’ai eu un moment peur dans ma carrière d’acteur de jouer des rôles de méchants parce que je savais que le public aime les héros, aime les gentils, s’identifie à eux. Je pense qu’il faut accepter d’avoir un emploi différent, d’incarner les personnages troubles, les méchants. Maintenant j’y prends du plaisir. Je ne me suis pas documenté dans les entreprises, en revanche le metteur en scène, Nicolas Silhol, connaît très bien son sujet parce que son père enseigne le management et les ressources humaines, il a lui-même été directeur des ressources humaines. Toute la documentation sur le film a été fournie par le metteur en scène. »Dans le film Tout de suite maintenant, vous étiez déjà le directeur d’une entreprise financière. Etes-vous en train de préparer une reconversion vers le monde de l’entreprise ?
« C’est drôle que vous parliez de ce film, parce que j’ai failli refuser le film Corporate à Nicolas Silhol. Je lui ai dit : ‘Je viens juste de jouer un entrepreneur assez cynique, assez manipulateur’. Mais j’aimais beaucoup le scénario de Corporate. Parfois on prend le risque de se répéter dans l’apparence, dans l’emploi, parce qu’on a envie d’appartenir à une bonne histoire. C’est rare les bonnes histoires. Il m’a dit : ‘On va faire en sorte que ce soit un peu différent’. Là il n’y a pas d’histoire sentimentale. C’est un film social, alors que dans le film de Pascal Bonitzer, il y avait toute une intrigue mélodramatique très compliquée. Le personnage était plus émotionnellement investi. Là j’incarne ce DRH qui est très froid, mais qui n’est lui-même qu’un outil dans une mécanique qui écrase tout le monde. A la fin, lui-même sera réduit à néant par ce système extrêmement broyeur qui est celui des grandes ‘corporations’, des grandes entreprises. »
Est-ce que cette réalité du monde de l’entreprise, c’est quelque chose qu’on retrouve aussi dans le monde du cinéma ?
« C’est drôle, auprès de la presse française, je me suis rendu compte que beaucoup disaient, quand ils avaient vu le film : ‘C’est notre réalité aussi, même dans les médias’. On a toujours finalement quelqu’un qui vous surveille. Quand on est journaliste aussi, ce qui pourrait sembler un métier plus libre, on est quand même obligé de faire une fois par an un rendez-vous de mise au point des objectifs. Nous, les artistes, dans le cinéma, on a sans arrêt des patrons différents. On est sans arrêt sur le marché du travail, comme des chômeurs qui se remettent en permanence en danger. On n’est pas victime d’un harcèlement professionnel, parce qu’on peut toujours choisir de s’enfuir si les conditions sont difficiles. Cela étant dit, je ne travaille pas dans des compagnies à long terme. Il y a peut-être aussi des employés dans la distribution et la production des films qui peuvent aussi subir des intimidations. C’est quand même un milieu qui est beaucoup plus souple, beaucoup plus ‘fun’, parce que les contrats sont à beaucoup plus court terme. »Le film est sorti en France au mois d’avril. Nous sommes au début du mois de juillet. Entre temps, il y a eu des élections en France. Est-ce que ce ne sont pas les valeurs que dénonce ce film, les valeurs managériales, qui ont triomphé aux différentes élections en France ?
« C’est une question intéressante, il faudrait la poser au metteur en scène, qui a beaucoup étudié la politique et qui s’intéresse énormément aux sujets de société. Disons qu’on a les signes rassurants d’une redistribution entière des cartes, qui est ce dont la France avait besoin. La promesse d’un certain redémarrage de l’énergie du travail par la libéralisation, qui pourrait avoir des effets positifs, car rien ne marche, la situation est bloquée, donc il faut essayer quelque chose de différent. Il n’empêche que, clairement, ce qui est en train de se raconter dans les premières décisions de ce gouvernement est d’un type tout à fait libéral qui va plutôt en faveur de ‘l’uberisation’ du travail. Déglacer, libérer la situation des travailleurs en France, mais sans doute en rendant la situation de beaucoup de travailleurs beaucoup plus précaire. C’est un pari très dangereux et intéressant que va mener Macron. Il est clair qu’il faut faire quelque chose. On est le seul pays où ça bloque, où l’économie ne s’améliore pas. On a des richesses et des forces de travail, donc il est clair qu’il faut essayer quelque chose d’autre. Sans doute Macron a un projet qui est d’une nature tout à fait libérale, bien sûr. »
Je reviens au film, le rôle principal est tenu par Céline Sallette, qui joue cette DRH, qui a une sorte de prise de conscience même si on peut se demande si celle-ci n’est pas contrainte par les événements. Comme ça a été de jouer avec elle, qui est assez remarquable dans ce rôle ?
« Céline Sallette est une actrice prodigieuse. C’était le deuxième film que nous faisions ensemble. On avait fait un autre film quand elle débutait, avec Pascal Bonitzer. Elle est extraordinaire, parce qu’elle a la beauté, le mystère des héroïnes hollywoodiennes du type Laurent Bacall, elle a le regard d’une Charlotte Rampling, de ce que le cinéma a façonné de plus vénéneux, mystérieux. En même temps c’est une fille de son temps, très simple, très directe, extrêmement instinctive comme actrice. Quand on est en face de gens comme cela, c’est très simple de jouer. Subitement, on a le personnage. Elle est en prise directe avec ce qu’elle doit jouer. On n’a pas l’impression que c’est une diva. La diva en elle, je la vois dans son regard, mais elle-même n’en est pas consciente. Elle est très humble et simple. C’est une fille très sympathique. Ce que j’aime beaucoup chez Céline Sallette, c’est qu’elle est extrêmement versatile, elle change complètement suivant les metteurs en scène. Elle change son apparence physique, elle devient un autre genre d’actrice. Je l’ai vue à Cannes dans le film d’André Téchiné, Nos années folles, qui se passe donc dans les années vingt. Elle y est merveilleuse. C’est vraiment une très bonne camarade de travail et j’aimerais beaucoup retravailler avec elle. »Le film Corporate est présenté en compétition à Karlovy Vary. Dans votre carrière vous avez eu l’occasion de voir de nombreux festivals. Comment trouvez-vous celui de Karlovy Vary ?
« Je viens d’arriver hier soir à Karlovy Vary, c’est une découverte pour moi. J’ai feuilleté rapidement la programmation. Je me disais en arrivant hier soir, c’est quand même merveilleux notre métier qui nous permet de faire des choses excitantes quand on tourne des films, parce qu’on fait des voyages, qu’on rencontre de nouvelles personnes. Ensuite, il y a cette autre partie où on va défendre des films dans différents pays. La grande surprise quand on arrive dans un festival en dehors de Cannes, de Berlin et de Venise, c’est que dans les autres pays comme ici en République tchèque, il y a un autre univers culturel, des autres références. Des gens qui sont des stars qu’on ne connaît pas forcément. On se plonge dans d’autres priorités culturelles. Cela fait du bien à son orgueil. »
Certaines personnes ne vous connaissent pas…
« Absolument, et je ne connais pas non plus ceux qui créent l’obsession chez une grande partie du public ici. On voit des photos immenses de gens dont on n’a jamais entendu parler. C’est ce côté folklorique de la culture. C’est très lié à la culture locale, pays par pays. Ensuite, c’est aussi un endroit de melting pot où les gens vont se rencontrer. On fait toujours des rencontres insensées. J’ai rencontré par exemple au Festival de Cannes le metteur en scène anglais Ken Loach, avec qui j’ai eu une grande conversation politique sur les élections françaises. Il vient ce soir, je veux absolument qu’il vienne voir le film, il est très intéressé par les questions sociales, comme on le sait. Les festivals permettent ce genre de passerelles entre les pays et les univers. »
Vous connaissez néanmoins déjà la République tchèque pour y avoir tournée en 2012, à Prague. Vous aviez tourné dans nos locaux, les locaux de la radio tchèque. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette expérience ?
« J’ai adoré tourner à Prague, qui est une ville que j’avais visitée plusieurs fois indépendamment du travail. Je m’y sens vraiment très bien. Je reviens tourner à partir du mois de novembre pendant onze semaines en République tchèque un film français qui s’appelle Traducteur. On va plutôt travailler dans les studios. Ce que j’adore à Prague et ici, j’ai aussi fait un tournage pour une série américaine à Karlovy Vary… Vous savez, je suis Européen. C’est pour cela que j’ai du mal avec les Etats-Unis. J’adore me retrouver dans les endroits où je ressens profondément l’histoire de l’Europe, la culture européenne. Je suis un peu plus attiré par la culture méditerranéenne, mais j’ai beaucoup tourné en Pologne. J’ai multiplié les expériences dans les anciens pays du bloc de l’Est. Je m’y sens bien parce que la culture est partout. Elle a été abîmée, écrasée, défigurée parfois, mais elle est là. Tout le poids de la culture européenne, je le retrouve en République tchèque. Il y a un goût du beau, chez les Tchèques, dans l’architecture, les images, la peinture, partagé avec les Français. Donc on se sent complètement à l’aise. Là où on a un peu de différences, c’est qu’il y a encore des signes d’une histoire beaucoup plus ancienne à Prague, quelque chose de médiéval, qu’on a entièrement décapité en France, en tout cas à Paris. »