André Spire et Otokar Fischer : « Vous à Prague, moi à Paris. »
« Vous à Prague, moi à Paris, quoi donc nous aurait amené l’un vers l’autre sans ce merveilleux véhicule du livre qui permet à deux âmes, à travers d’immenses étendues, de se toucher, de se reconnaître, et quand elles se sont senti la même résonnance, de s’aimer ? » Ces paroles tirées d’une lettre adressée en 1927 par le poète français André Spire à son ami tchèque Otokar Fischer illustrent la profondeur de la relation entre les deux poètes issus pourtant des milieux bien différents. Les lettres échangées entre André Spire et Otokar Fischer ont été réunies et récemment publiées par Marie-Odile Thirouin aux éditions PNP. L’éditrice du livre a évoqué cette correspondance au micro de Radio Prague. Voici la seconde partie de cet entretien.
Assumer l’identité juive
Les deux poètes étaient d’origine juive. Le fait d’être juifs était-il important dans leur amitié ?« Oui, paradoxalement oui, même si Fischer a toujours refusé de prendre position de façon collective en tant que juif. Il se ressentait avant tout comme un patriote tchèque. Le judaïsme était une question plus intime et plus personnelle, il a eu des rapports ambivalents avec cette judaïté tout au long de sa vie. Pour Spire, c’est différent. C’est au centre de cette perception du monde qui est la sienne. A la suite d’Israel Zangwill, auteur britannique d’origine juive, Spire pense qu’il faut faire du nom de juif un drapeau. ‘Ce nom dont on se sert pour insulter les juifs, il faut en faire un drapeau’, dit-il. »
La question juive jouait donc dans les vies des deux poètes des rôles différents. Peut-on dire que c’était un juif militant ?
« Oui, tout à fait, un sioniste militant. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, on dit qu’André Spire est le premier sioniste français. A une époque où à l’inverse de ce qui se passe en Tchécoslovaquie, le sionisme est extrêmement minoritaire. Le courant sioniste reste très minoritaire en France pendant toute la première moitié du XXe siècle. Mais Spire, lui, est convaincu qu’il faut un lieu où mettre les juifs en cas de persécutions. Donc cela ne le concerne pas, lui. Au départ il ne tient pas spécialement à la Palestine pour installer les juifs, c’est venu avec le temps, avec la déclaration Balfour, mais cet engagement est d’emblée sioniste et très militant. »
Entre la judaïté et le patriotisme tchèque
Otokar Fischer concevait son judéité d’une façon bien différente. Il se considérait d’abord comme un patriote tchèque et voulait probablement s’assimiler le plus possible au milieu tchèque. Sa biographie et les lettres que vous publiez démontrent que ce n’était pas toujours facile et qu’il se heurtait parfois à des réticences et même à de l’hostilité au sein de la société tchèque…« Oui, tout à fait. Je vous parlais des circonstances personnelles de cette période du début des années vingt qui a été difficile pour lui. C’était sa rencontre avec l’antisémitisme. Otokar Fischer est confronté à tout cela mais surtout, c’est l’époque où il travaille sur son livre sur Heinrich Heine et il s’identifie d’une façon très forte à ce poète allemand qui est pour lui une espèce de pont aussi avec André Spire et avec la France. Donc c’est cette conjonction de crise personnelle, de travail intellectuel et puis d’un antisémitisme ambiant qui le pousse en quelque sorte vers André Spire. »
Dans quelle mesure André Spire influençait par ses idées son ami tchèque ? Dans quelle mesure a-t-il aidé son ami à chercher et à retrouver son identité juive ?
« Je pense qu´il l’a aidé à affronter la question de sa judéité que Fischer n’était pas prêt à affronter. Kateřina Čapková a très bien montré que dans les autres correspondances de Fischer qui existent, il est toujours extrêmement réticent et critique à l’égard de ce qui concerne son identité juive. Donc dans la correspondance avec Spire il y a un espace de respiration. Il sait qu’il ne sera pas jugé et se livre à des confidences qu’on ne trouve nulle part ailleurs sur son rapport à la judéité, sur son baptême, sur ses divorces. Donc c’est une source d’informations sur l’identité profonde de Fischer qui est très importante. »Comment les deux poètes réagissaient-ils à cet antisémitisme latent et ouvert qui se manifestait de plus en plus dans la société de l’entre-deux-guerres ?
« Pour ce qui est de Fischer, il le ressentait très douloureusement. A l’époque où il s’engageait pour l’Etat tchécoslovaque, il a trouvé très injuste sans doute de se heurter à ce reproche. Pour Spire, les années vingt sont une période plus heureuse, c’est ce qu’on appelle la renaissance juive des années vingt en France. Les juifs ayant payé le ‘tribut de sang’ pendant la Première Guerre mondiale, ils se sont trouvés plus assimilés finalement, plus acceptés plutôt, dans la société française des années 1920. Ce qui change la donne, ce sont les années 1930 avec la montée du national-socialisme qui rassemblent Fischer et Spire dans la lutte pour venir en aide aux réfugiés allemands qui commencent à affluer à partir de 1933 en France et en Tchécoslovaquie. Ils luttent donc conjointement en faveur de ces réfugiés. »
La question juive dans la poésie
Dans quelle mesure la question juive se reflète-elle dans la poésie des deux hommes ?
« Ah, pour ce qui est de la poésie, la question juive est présente de façon permanente chez Spire. Chez Fischer, selon son propre aveu, il considère que la question juive est présente dans son recueil de 1923 ‘Hlasy (Les Voix)’, mais elle n’est jamais directement exprimée. C’est quelque chose qui relève d’une part de lui-même et qu’il met rarement en œuvre dans sa poésie. »
Qu’est-ce que les lettres que vous avez réunies dans ce livre nous disent sur les relations franco-tchèques dans l’entre-deux-guerres ?
Même Marie-Brunette Spire n’a trouvé nulle part une telle intimité qui n’a rien d’exhibitionniste, qui est d’une sincérité et d’une confiance absolue entre les deux poètes.
« Alors, encore une fois, leur position est assez marginale. La correspondance a commencé à l’occasion des relations officielles entre la France et la Tchécoslovaquie mais elle s’est développée par la suite d’une façon autonome. Ce qui est intéressant, c’est que Spire et Fischer mobilisent leur réseau personnel à l’occasion de traductions, de rencontres et de voyages. Ils mettent en relation leurs propres amis, leurs proches à travers leur correspondance, ce qui montre une grande vitalité de ces échanges, même s’il y a une espèce de cassure dans les années trente. Au début des années trente, la France se détourne des pays de l’Europe centrale, les élites tchécoslovaques se tournent plutôt vers l’Union soviétique. Il y a une inflexion qui est perceptible aussi dans la correspondance entre Fischer et Spire, outre la menace que fait peser le national-socialisme sur l’Europe. »
Une correspondance intime et sincère
Quelle a été la raison principale pour laquelle avez-vous publié ce livre ?
« C’est la tonalité de cette correspondance. Même Marie-Brunette Spire, la fille d’André Spire, n’a trouvé nulle part une telle intimité qui n’a rien d’exhibitionniste, qui est d’une sincérité et d’une confiance absolue entre les deux poètes. Marie-Brunette Spire ne l’a retrouvé dans aucune autre correspondance même avec des amis très proches d’André Spire. C’est cela qui m’a attiré quand j’ai trouvé des lettres d’André Spire dans le fonds Otokar Fischer en 2012 au Musée de la littérature tchèque. »En République tchèque Otokar Fischer, vous l’avez dit, reste connu surtout grâce à ses traductions de Goethe et de Villon. Je ne sais pas quelle est aujourd’hui la perception d’André Spire en France. Quelles parties de l’œuvre d’André Spire et de son ami Otokar Fischer restent à votre avis encore vivantes aujourd’hui. Pourquoi faut-il lire leur correspondance, pourquoi faut-il lire leurs poèmes et leurs essais ?
Je crois que c’est à cause de cet éclairage un petit peu marginal jeté sur la vie culturelle en France et en Tchécoslovaquie pendant l’entre-deux-guerres. Ce ne sont pas des poètes d’avant-garde mais ce sont des hommes engagés dans la vie de la cité. C’est un éclairage où on voit paraître des noms très importants pour la vie culturelle et intellectuelle de l’entre-deux-guerres comme celui de Hans Kuhn, de Jean Richard Block, d’Albert Cohen, de František Gottlieb et d’Otto Stern, grand bibliophile morave qui a financé une traduction tchèque de poèmes d’André Spire. C’est la première raison. La deuxième raison c’est cette question juive à laquelle ils apportent des réponses si différentes et qui est aussi un débat important en Europe à cette époque. Et puis c’est la question de la poésie, la question de la conception de la poésie. On voit qu’entre eux sur toutes ces questions, il n’y pas de débat houleux mais que c’est vraiment une rencontre sur des affinités beaucoup plus profondes et qui permet des échanges extrêmement intéressants dans ces trois domaines. »