André Spire et Otokar Fischer, l’amitié poétique de deux hommes de cœur
« A vous de cœur ». C’est par cette formule que se terminaient certaines lettres adressées entre 1922 et 1938 par le poète français André Spire à son ami tchèque Otokar Fischer. Les lettres de ces deux poètes réunies par Marie-Odile Thirouin et préfacées par Marie-Brunette Spire ont été publiées en versions tchèque et française aux éditions PNP à Prague. L’éditrice du livre Marie-Odile Thirouin a bien voulu parler au micro de Radio Prague de cette correspondance qui est un vibrant témoignage de l’amitié profonde entre deux hommes de plume qui étaient aussi hommes de cœur. Voici la première partie de cet entretien :
Deux amis qui se respectent dans leurs différences
Dans votre livre vous avez réuni les lettres échangées dans les années 1920 et 1930 par le poète français André Spire et son ami tchèque Otokar Fischer. Présentons d’abord le premier des deux protagonistes. Qui a été André Spire ? Quelle a été sa place dans la littérature et la poésie française ?« André Spire est un poète qui est né en Lorraine, à Nancy, en 1868. Il est donc un peu plus âgé qu’Otokar Fischer. C’est une génération antérieure formée par le symbolisme. Spire était quelqu’un qui ne vivait pas de sa plume. Il était haut fonctionnaire dans des ministères français et luttait pour sauver son temps pour la poésie. Il pratiquait le vers libre hérité du symbolisme et nourri d’une profonde aspiration juive. »
Passons à Otokar Fischer. Comment résumer la vie et l’œuvre de ce poète, traducteur et professeur tchèque qui a vécu entre 1883 et 1938 ?
« Fischer, c’est un universitaire, comme vous l’avez dit, et c’est aussi un poète, homme de plume. A la différence d’André Spire, il n’a pas mis sa plume au service d’un engagement juif et sioniste, mais au service du nouvel Etat tchécoslovaque né en 1918 à la fin de la Première Guerre mondiale. C’est donc une première différence entre eux qui est très importante. Même si du point de vue social, ils sont issus de milieux assez proches. Ils viennent tous deux des milieux des familles juives assimilées, des familles d’entrepreneurs et seule leur appartenance à des nations différentes, la France et la Tchécoslovaquie, fait qu’ils ont des engagements différents. »
André Spire et Otokar Fischer ne se sont rencontrés que trois fois mais on peut dire pourtant que leur amitié était intense et profonde. Comment cette amitié a-t-elle commencé?« C’est à l’instigation de Charles Vildrac qui s’est trouvé à Prague dans le cadre des échanges très nourries entre la France et la Tchécoslovaquie au début des années 1920. Charles Vildrac a fait la connaissance d’Otokar Fischer, il a rencontré beaucoup de gens à Prague et il a suggéré à André Spire d’envoyer à Fischer le poème dramatique Samaël écrit en 1921 pour que, éventuellement, le Théâtre national de Prague puisse le mettre en scène. Ce projet n’a jamais abouti mais l’amitié entre Spire et Fischer est née à cette occasion et s’est développée d’une façon tout à fait indépendante et en marge finalement des relations officielles entre la France et la Tchécoslovaquie. »
La redécouverte des racines juives
Dans la première lettre publiée dans votre livre Otokar Fischer réagit donc, comme vous l’avez dit, à la pièce de théâtre Samaël qu’André Spire lui a envoyée. Lequel des deux poètes a été le premier à dépasser dans ses lettres les limites de la simple politesse et à manifester sa sympathie ?
« Je crois que c’est Fischer. Il s’est adressé d’emblée à André Spire sur un ton très respectueux mais aussi très intime. Il se trouvait dans une période de grande crise personnelle, c’était l’époque de son premier divorce. Il était aussi sensible à l’antisémitisme très virulent à l’époque en Europe centrale qui était la perdante de la Grande Guerre, tandis qu’en France, au contraire, si l’antisémitisme était très virulent au début du siècle, il l’était beaucoup moins après la guerre pour des raisons sur lesquelles on ne peut pas s’étendre puisque ce serait trop long. Mais ce contexte fait que Fischer redécouvre ses racines juives, et que cette thématique juive s’inscrit très rapidement dans la correspondance entre les deux poètes même si leurs positions sur cette question sont encore une fois assez différentes. »André Spire et Otokar Fischer étaient liés par la poésie et aussi par leur origine juive. Commençons par la poésie. La forme de leurs œuvres était bien différente. Est-il possible de dire que Spire était un poète novateur tandis que Fischer était plutôt traditionnaliste ? Est-ce une trop grande simplification ?
« C’est assez juste, même si Spire est toujours resté en marge des avant-gardes. Il était donc partisan du vers libre, il pense que l’unité poétique de base n’est pas la syllabe mais la phrase avec ses accents, ses quantités expressives, ses différentes intensités. Il n’a rien de commun avec les surréalistes qui commencent à prendre essor à la fin de la Première Guerre mondiale. Il n’est pas perçu en France comme un écrivain d’avant-garde, mais pourtant il l’est par rapport à Fischer qui, lui, est partisan du vers traditionnel, syllabique et rimé. »
Une sensibilité au drame du monde
Nous apprenons dans leurs correspondances que les deux poètes sympathisaient, lisaient et échangeaient leurs poésies, les traduisaient mutuellement, les admiraient et organisaient leurs publications dans leurs pays respectifs. Quels étaient les grands thèmes de leurs œuvres et les principales sources de leur inspiration ?
« Encore une fois pour ce qui est de Spire, c’est cette sensibilité sociale, mêlé à sa profonde compassion pour les persécutions dont les juifs étaient victimes, tels qu’il les a vu par exemple à Londres en 1903, la misère de ces immigrants juifs fuyant les pogroms de Russie et d’Europe de l’Est. Donc il y a ce goût, cette sensibilité sociale qui était vraiment à la source de la poésie d’André Spire. Je pense qu’elle est présente aussi chez Fischer, mais il y a peut-être aussi quelque chose d’un peu conventionnel, un peu convenu, et il est vrai que ce qui reste d’Otokar Fischer aujourd’hui, c’est la qualité de ses traductions de l’allemand et du français, en particulier ses traductions de Goethe, de Nietzsche et de Villon. Donc il y a du point de vue de Fischer une espèce de parenté très profonde des poètes au-delà des frontières, des langues et des époques, ce qui est moins vrai pour Spire. Pour lui, la parenté est plus d’ordre de cette appartenance au judaïsme dans l’espace. Donc il y a plutôt un sentiment de synchronie chez Spire, et un sentiment de diachronie chez Fischer. »Qu’est-ce que les deux poètes aimaient et admiraient principalement l’un chez l’autre ?
« Je pense que c’est une certaine franchise, une droiture, une façon d’exprimer son égocentrisme, la sensibilité aussi au drame du monde, une espèce d’ouverture au monde au travers de leur moi ouvert sur ce monde. Je pense qu’il y a une sensibilité commune aux deux qu’ils apprécient mutuellement l’un chez l’autre. Une grande franchise, encore une fois. »