Sorj Chalandon: Le monstre qui dort en nous
« Le quatrième mur » - tel est le titre du roman sorti récemment aux éditions Argo en République tchèque. C’est déjà le troisième livre de l’écrivain français Sorj Chalandon, traduit en tchèque par Danuše Navrátilová. Venu récemment à Prague dans le cadre du festival L’Automne littéraire français pour présenter son livre aux lecteurs tchèques, Sorj Chalandon a accordé, à cette occasion, un entretien à Radio Prague. Voici la seconde partie de cet entretien :
Le héros de votre roman Georges vient à Beyrouth pour y monter un spectacle, l’Antigone de Jean Anouilh. C’est un thème qui domine tout votre livre. Pourquoi Antigone, et pourquoi celle de Jean Anouilh ?
« Parce que je voulais que ça soit une Antigone débarrassée de dieux. Je ne voulais pas de dieux de Sophocle. Je ne voulais pas une puissance supérieure qui dicte la loi, parce que Georges va devoir convaincre les combattants pour lui prêter un garçon, une fille pour jouer. Je n’imagine pas Georges dans le Sud-Liban de jouer une pièce dans laquelle il y a des dieux. Un chiite va me dire: ‘Comment ça, des dieux ? Il n’y a qu’un Dieu.’ Je sais qu’en venant avec des dieux je vais être blackboulé par les chiites, par sunnites, par absolument tout le monde. En plus l’Antigone d’Anouilh est une langue accessible, est une langue simple. Anouilh voulait que son Antigone soit jouée n’ importe où, en costume de ville et sans aucun artifice. Antigone peut être jouée à Beyrouth, à Prague, avec des jeunes gens en jeans et des jeunes femmes en robe d’automne, ce n’est pas un problème du tout. Pas d’artifice. Antigone est une formidable pièce moderne. »Vous avez écrit que la guerre fait sortir le bourreau qui est en nous. Vous êtes en République tchèque, un pays paisible. Nous n’avons pas eu de guerre pendant plus d’un demi-siècle. Selon les historiens, c’est une anomalie. Devons-nous pourtant craindre le réveil de ce bourreau caché en nous ?
« Bien sûr, on n’a pas connu de guerre, c’est vrai. Moi, je peux vous dire ce qui me terrorise. Quand j’ai commencé à écrire ‘Le quatrième mur’ il n’y avait pas encore le Printemps arabe, c’est vieux. Le livre s’ouvre par un char syrien, mais le mot ‘char syrien’ n’était plus dans l’actualité, dans les journaux, à la télévision et à la radio. Maintenant on n’entend plus que ça. Les chars syriens. Si j’étais maintenant en train d’écrire Le quatrième mur, j’arrêterais, juste pour qu’on ne dise pas que je profite de l’actualité pour faire un roman. J’ai écrit ce roman-là parce que j’étais persuadé d’écrire un roman ancien, quelque chose qui parlait d’une histoire pas morte mais en tout cas oubliée. Et pour nous en France la guerre est arrivée, une autre forme de guerre, autre chose, mais la violence est là, dans nos rues. Elle est cachée, elle est insaisissable pour l’instant, mais les scènes que l’on a vécues à Paris, les mitraillages dans des cafés, dans des restaurants, dans des salles de concert, les bombes ici, les bombes là, c’est une situation de guerre. C’est ce que le gouvernement français dit. Je comprends ce qu’il veut dire et en même temps je ne peux pas l’accepter parce que pour moi l’Etat islamique n’est pas un Etat. Et les gens qui posent des bombes ne sont pas des combattants appartenant à un Etat. Donc je leur refuse le nom de combattant et je leur refuse le nom de musulman. Les principales victimes de l’Etat islamique sont les musulmans. Après, ils tuent aussi des gens en France, mais ce qu’ils tuent sans cesse, partout, dans tous les pays de la région, ce sont des musulmans et de vrais musulmans.J’étais en Irak du côté irakien, en Afghanistan du côté soviétique, en Somalie, pendant la Guerre du Golfe j’étais à Bagdad, j’ai vécu la guerre d’Irlande, au Liban j’étais dans tous les camps, et ce que j’ai appris en guerre partout où j’ai été, c’est que la guerre n’est pas faite par des hommes et des femmes ordinaires. Un jour un petit instituteur d’une formidable petite école peut devenir un bourreau. Et je sais que lorsqu’on est en paix, il y a quelque chose qui dort dans notre ventre et qui n’a pas parlé. C’est un bourreau, un héros, un lâche, un traire, on ne sait pas. La paix ne donne pas au ventre l’occasion de s’exprimer et la guerre va chercher au fond de notre ventre le monstre ou la personne magnifique qui y dorment, les sort et leur donne vie. Je sais qu’il est au fond de mon ventre, je sais qu’il dort, et c’est cette personne-là qui s’appelle Georges qui est la première personne qu’il faut que je combatte. »
Le quatrième mur est votre troisième roman traduit en tchèque. Comment expliquez-vous l’intérêt des éditeurs et des lecteurs tchèques pour votre œuvre ?
« Les lecteurs, je ne sais pas, mais ce que je sais, et c’est toujours bouleversant, c’est comment une histoire commence. Une histoire commence par quelqu’un qui dans un pays lit le livre dans la langue originale. Donc ici quelqu’un a lu Le quatrième mur en français. Cette personne elle l’a lu, elle l’a fait connaître, elle a trouvé une maison d’édition. Je ne sais pas si ce livre est lu et aimé par les lecteurs, je sais qu’il a été lu et aimé par une maison d’édition qui a pris le risque de le publier. C’est toujours un risque de traduire et de publier un livre, c’est un gros travail. Moi, je suis passionnément reconnaissant à des gens qui mettent leur langue au service d’une autre langue, qui mettent leur mot sur un autre mot pour ouvrir un livre à un autre peuple, je trouve ça formidable. Là, il se trouve que les trois livres qui ont été traduits en tchèque ont chaque fois une résonnance avec l’actualité - la guerre d’Irlande ou la guerre du Liban, et chaque fois les livres qui ont été pris sont plus universels et moins intimistes, alors qu’ils sont extrêmement intimiste parce que quand Georges rentre à Chatila, c’est un écorché que je vous présente. Mais en même temps, il y a la grande histoire autour, la guerre d’Irlande, la guerre du Liban, les guerres. Et peut-être ce qui touche, ce qui peut intéresser, je le crois, c’est comment un homme, un homme sans aspérité et sans histoire, entre en guerre et comment il en sort. »Vous m’avez dit que c’est votre deuxième visite à Prague. Pouvez-vous comparer les deux visites ?
« Il y a une visite ensoleillée aujourd’hui, colorée. Hier je suis rentré de l’ambassade de France jusqu’ ici, une longue promenade à pied, et j’avais l’impression d’être dans une ville latine. Il y a quelques jours, j’étais en Italie et j’ai eu ici cette étrange impression d’être dans une ville latine, colorée, jeune. Alors, il ne faut jamais en rester aux premières impressions. En tous cas j’ai eu une impression de ville ouverte. La dernière fois, je suis venu en 1971, le film était en noir et blanc, il pleuvait. Je n’ai pas cette impression du tout. A l’époque j’ai eu une impression d’une ville non pas endormie, mais assoupie, ensommeillée. Peut-être j’étais plus jeune, j’ai eu l’impression que tout était plus vieux, que les visages étaient plus durs. Maintenant j’ai l’impression qu’on nous regarde dans les yeux et à l’époque on détournait les yeux. »