Sorj Chalandon : « J’avais besoin de tuer le héros de mon livre. »
Trois livres de l’écrivain français Sorj Chalandon ont déjà été traduits en tchèque. L’auteur en personne est venu à Prague dans le cadre du festival Automne littéraire français pour présenter aux lecteurs tchèques la traduction de son roman « Le quatrième mur » (Prix Goncourt des lycéens). Il a parlé de son livre aussi au micro de Radio Prague. Voici la première partie de cet entretien :
« Oui, on me demande souvent si l’on devient romancier parce qu’on n’a pas le droit de tout dire dans le journal. Par exemple sur le livre ‘Le quatrième mur’ qui est maintenant traduit en tchèque, on me disait :’Est-ce que tu as écrit ce roman parce que tu n’avais pas le droit d’écrire tout cela dans le journal ?’ Non, effectivement non. Moi, j’étais à Libération, journal dans lequel je pouvais écrire absolument ce que je voulais à l’exception d’une seule chose et cette chose c’est moi. Je n’ai pas le droit de m’écrire, moi. Je pense, je suis sûr même qu’un journaliste n’a pas le droit de parler de ses propres larmes, de ses angoisses, de sa colère et même de sa haine et de son désarrois. Cela n’intéresse pas le lecteur qui veut savoir ce qui se passe et pas ce qui se passe dans la tête du journaliste. Donc au bout d’un moment, tout ce qu’on ressent là-bas, dans les conflits, dans les zones de guerre, ça empoisonne par strates et l’on devient inapte à la vie en paix, au retour dans la société. Et il faut que ça sorte. Donc soit on va voir un psychanalyste, soit on se met à peindre, soit on fait de la musique si l’on peut, soit on se suicide, j’ai des collègues qui se sont suicidés, soit on fait autre chose. Et moi ce que je fais, c’est écrire. Et en écrivant je ne suis pas en train de dire les choses que je n’ai pas pu dire dans un journal. Je suis enfin en train de dire ce que je ressens. »
Qu’est-ce que la littérature pour vous ? Est-ce un devoir, une vocation, une confession, un plaisir ?
« Je ne sais pas, je regarde, j’essaie de comprendre, je ne suis ni analyste, ni éditorialiste. Je n’ai pas de grands mots sur ce que ressens, sur ce que je vis. Quand j’étais enfant j’étais bègue, extrêmement bègue, et mon premier roman c’est l’histoire d’un enfant bègue. Donc pourquoi j’ai fait ce premier roman ? C’est pour dire : ‘Voilà, je suis bègue, j’étais bègue, je le suis encore quand je suis énervé, et c’est comme ça.’ Et le seul moyen de prendre le recul par rapport à la douleur d’un enfant bègue était le roman. C’est-à-dire chaque fois je mets un masque transparent, sur l’Irlande je m’appelle Antoine, sur le Liban je m’appelle Georges, pour l’enfant bègue je m’appelle Jacques. Mais à chaque fois c’est un moyen de revisiter des choses. Il n’y a pas de message, je n’ai juste pas envie d’être seul. Je n’ai pas envie d’être seul dans les camps de Sabra et Chatila massacrés, je n’ai pas envie d’être seul dans la cour de récréation quand les enfants se moquent de moi parce que je suis bègue, et donc je raconte ces histoires. Je veux juste être accompagné. Pour moi c’est le moyen d’aller au bout de la souffrance, de la raconter, de l’intégrer et ensuite de vivre avec. »
Vous êtes venu à Prague pour présenter la traduction tchèque de votre roman Le quatrième mur. Est-il possible de résumer ce roman sans dire trop, sans priver le lecteur du plaisir de découvrir progressivement l’histoire que vous racontez ?
« C’est l’histoire de Georges qui est mon deuxième prénom. Donc je ne suis pas allé chercher trop loin. Georges, c’est ma part d’ombre, ce qui reste de la guerre en moi. Georges est un barbare. Et dans le roman ‘Le quatrième mur » Georges est un étudiant gauchiste qui crois que jeter les pierres sur les CRS, c’est faire la guerre. Et je voulais que Georges soit confronté à la vraie guerre. Georges fait du théâtre pour s’amuser, et un vrai homme de théâtre, un juif de Salonique qui s’appelle Samuel Akounis est en train de monter Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth sur la ligne de front en 1982. Samuel est très malade et demande à Georges qui est un ami, de continuer à préparer cette pièce. Et la particularité de cette pièce, c’est qu’elle va être jouée une seule fois et que Samuel a l’idée, et Georges reprend cette idée, de demander dans chaque communauté, chez les chrétiens, chez les Palestiniens, les sunnites et les chiites, que chaque camp en guerre offre à la pièce l’un de ses enfants pour jouer. Donc ils ne seront plus chrétiens, sunnites et chiites, ils seront Antigone, Créon, etc. Ce livre est la tentative de monter cette pièce à Beyrouth. Je sais où j’envoie Georges, Georges ne le sait pas. Il ne sait pas qu’au mois de juin pendant les répétitions l’armée israélienne va attaquer le Liban et il ne sait pas non plus qu’au mois de septembre 1982, alors qu’il veut monter la pièce, il y aura le massacre des camps de Sabra et Chatila dans lequel un de ses actrices sera massacrée. »Quels ont été les événements qui ont déclenché en vous le besoin d’écrire ce livre ?
« Je suis journaliste. Par exemple si je devais écrire un roman sur Prague, il faut que je vienne à Prague, il faut que j’entre dans un bar, que je marche dans les rues …J’ai besoin de la réalité et dans cette réalité je vais faire évoluer ensuite des gens. J’ai toujours peur qu’on me débusque, qu’on dise : ‘Ce n’est pas comme ça, Prague’. Je n’aurais jamais pu, je ne veux pas et ne peux pas, écrire ‘Le quatrième mur’, si je n’étais pas entré dans les camps de Sabra et Chatila pendant les massacres. Comme Georges, j’ai poussé les portes et j’ai traversé les camps de l’est à l’ouest. J’ai vu ces enfants assassinés, ces bébés tués dans leurs berceaux, ces femmes, ces vieillards. C’est parce que j’étais à Sabra et Chatila que j’éprouvais le besoin d’y retourner pour pleurer. Tous les articles que j’ai fait là-bas pour Libération, mon journal à l’époque, c’était les articles sur les larmes des Palestiniens. Les larmes de Sorj Chalandon, on s’en fiche et c’est normal. Mais les larmes sont en moi, elles m’empoisonnent, elles m’empêchent de vivre, de respirer. J’ai quelque chose de journaliste en moi, et ce sont mes limites. Je ne peux offrir cette douleur-là que si l’ai vécue. »
Vous dites que le héros de votre roman Georges est votre double et que vous avez écrit votre livre pour tuer Georges. Pourquoi êtes-vous si cruel avec ce personnage qui est en quelque sorte votre alter-ego ?
« Ce n’est pas mon alter-ego. C’est ma part de barbarie. Georges c’est l’idiot qui est en moi. C’est toute ma jeunesse que je ne renie pas du tout. Jeunesse violente, dans un monde violant. J’étais dans un mouvement d’extrême gauche qui s’appelait La Gauche prolétarienne. C’était d’ailleurs grâce à ce mouvement qui s’est dissout, qu’on a créé Libération, le journal que l’on sait. Georges c’est celui qui fait que je ne réfléchis pas, c’est l’impulsif, c’est l’intelligence éteinte. Je vis encore maintenant avec Georges mais j’avais besoin qu’il parte au Liban, j’avais besoin de le tuer. Au cours de toutes ces années, vingt ans de guerre, je me suis aperçu que j’ai saccagé ma famille, l’amour qu’on me donnait, mes amis, ma femme, ma fille, ma première fille, parce que je préférais toujours de retourner en guerre plutôt que d’être en paix avec eux. Et je me suis imaginé ce qu’il serait advenu de moi, si j’avais continué, si je partais encore et encore. Georges c’est moi, si j’avais continué. J’étais tombé amoureux de la guerre. Non pas des morts et de la violence, mais j’aimais comment j’étais en état de guerre. J’aimais l’homme que j’étais devenu dans la guerre. Et ce qui était important pour moi, c’est d’empêcher cet homme de me nuire. »Pourquoi avez-vous intitulé votre livre Le quatrième mur ? Vous expliquez dans le texte qu’il s’agit du mur imaginaire qui sépare au théâtre les comédiens du public. C’est donc évidemment un symbole. Qu’elle est la signification de ce titre ?
« Le quatrième mur c’est le mur que l’acteur s’invente pour ne pas voir le public. C’est comme s’il était dans une boîte enfermée. En même temps, pour moi, le quatrième mur, c’est celui qui a séparé la guerre de la paix et qui est fragile. Georges va briser ce mur qui sépare la paix de la guerre et il va briser aussi le mur qui sépare la vie de la mort. Et moi je brise un autre mur qui est un mur secret. Nous étions trois journaliste français dans les camps de Sabra et Chatila. Tous les trois on est parti chacun de son côté, silencieusement. Et nous étions seuls. Je n’ai jamais ressenti une telle solitude. La solitude d’un vivant au milieu des morts.J’ai eu un prix, le prix Goncourt des lycéens. Ce sont deux mille lycéens français qui disent, c’est notre livre. Et les lycéens m’ont dit : ‘Monsieur, vous n’étiez pas seul à Sabra et Chatila, on était là, on était avec vous.’ Je voulais briser ce mur-là, qui est le plus difficile, le mur entre l’auteur et son public, et je ne voulais pas aller vers les lecteurs, je voulais que les lecteurs entrent avec moi dans ces camps. Pour l’éternité. Je ne suis plus seul à Sabra et Chatila. Il y avait des enfants avec moi. »
(Nous vous présenterons la seconde partie de cet entretien samedi 8 octobre.)