La bibliophilie - un art et une passion
Qu’est-ce que la bibliophilie ? C’est évidemment l’amour des livres qui est d’ailleurs à l’origine de ce terme, mais c’est aussi un art et une discipline artisanale. Bien que la bibliophilie tchèque ait connu son plus grand essor dans la première moitié du XXe siècle, elle continue à faire partie de notre vie culturelle encore aujourd’hui car elle évolue avec le temps.
Une discipline aux règles strictes
Le bibliophile n’est pas uniquement celui qui recherche et collectionne de beaux livres mais aussi celui qui les créée selon certains critères. Ces règles jadis assez sévères ne sont pas aujourd’hui respectés avec la même intransigeance comme dans le passé. Toujours est-il que le livre du bibliophile doit différer par beaucoup d’aspects du livre fabriqué de façon industrielle. Les bases de la bibliophilie tchèque et de ses critères sont jetées vers la fin du XIXe siècle dans le cénacle des écrivains et artistes réunis autour de la Revue moderne dont le premier numéro paraît en 1894. Les auteurs d’orientation symboliste et décadente qui publient leurs textes dans cette revue ont l’ambition de révolutionner la littérature et les arts et manquent ostensiblement de respect pour les codes de la bienséance et les tabous de la société. Le bibliothécaire du Musée de la ville de Plzen Ila Šedo rappelle que c’est le poète Arnošt Procházka, un des fondateurs de la Revue moderne, qui a fixé les règles de la bibliophilie :« Il a publié un recueil de poésie auquel il a ajouté un commentaire dans lequel il a défini les aspects caractéristiques et les règles de la bibliophilie comme nous la concevons aujourd’hui. Pour obéir à ces règles le tirage d’un livre devait être limité et ne pas dépasser un petit nombre d’exemplaires. Ces livres devaient être numérotés et on y trouvait souvent les signatures de l’auteur et de l’illustrateur. Et il y avait aussi un additif, qui n’allait pas figurer cependant dans tous les livres de ce genre, par lequel les auteurs s’engageaient à ne plus jamais publier cet ouvrage. »Les critères assez rigides doivent être observés pendant tout le processus de la fabrication du livre pour bibliophiles. Il doit être imprimé avec de beaux caractères et sur du bon papier et il va de soi que les illustrations et les textes sont d’une qualité artistique incontestable. La composition du livre dans l’imprimerie doit être faite à la main et les illustrations doivent être imprimées par des méthodes classiques comme la gravure, la xylographie, l’eau-forte, la pointe sèche, etc. Le tirage d’un ouvrage ne doit pas dépasser 200 exemplaires.
L’histoire de la bibliophilie tchèque
La bibliophilie s’impose bientôt comme une discipline artistique, mais aussi comme une façon de renouer avec la tradition et de conserver le caractère unique et l’originalité du livre. Parmi les premiers artistes qui se lancent dans cette discipline il y a la peintre Zdenka Braunerová. Cette amie de Claudel et de Rodin, qui est une personnalité incontournable de la vie culturelle de Prague au tournant du siècle, démontre par ses réalisations qu’un livre peut être une véritable œuvre d’art et la bibliophilie finit par attirer bientôt toute une pléiade d’artistes. Parmi les auteurs les plus importants de ce genre de livres, il y le graveur František Kobliha, le célèbre fondateur de l’Art nouveau Alfons Mucha, le peintre et graveur Max Švabinský et plus tard les peintres Vojtěch Preissig, Jan Preisler et le père de l’art abstrait František Kupka. Ila Šedo ajoute encore un autre aspect de cette activité à laquelle participent des artistes, des auteurs, des éditeurs, des libraires, des relieurs et des imprimeurs :« La production de beaux livres était basée dans la majorité des cas sur des contacts étroits. Beaucoup d’artistes étaient liés d’amitié avec leur éditeur. Le peintre et graveur Jan Konůpek collaborait étroitement avec l’éditeur Alois Dyk qui était son grand ami. D’autres artistes, dont les peintres Josef Čapek, Vratislav Hugo Brunner et Josef Richard Marek, publiaient leurs œuvres dans la maison de l’éditeur Josef Florian, etc. Les cénacles littéraires et artistiques de ce temps-là s’entremêlaient. Nous pouvons dire que presque tous les artistes tchèques de cette époque s’engageaient d’une façon ou d’une autre dans ce mouvement. »Une œuvre d’art sous la forme d’un livre
C’est l’entre-deux-guerres qui peut être considéré comme l’âge d’or de la bibliophilie tchèque et les livres créés et publiés au cours de cette période entre autres par Josef Čapek, Josef Šíma, Jindřich Štyrský ou Toyen, sont aujourd’hui très recherchés par les collectionneurs. Ceux-ci sont attirés cependant aussi par une autre catégorie de livres qui ne s’est détachée de la production livresque que dans les années1970 et qui est souvent confondue avec la bibliophilie. L’« artist’s book » ou le « livre d’artiste » est un concept né aux Etats-Unis qui s’est déjà imposé dans de nombreux pays y compris la République tchèque. Vilma Hubáčková du Musée de la littérature nationale de Prague cherche à définir cette catégorie d’œuvres d’art qui se présente sous la forme d’un livre et qui est parfois qualifié de « livre de peintre » :« Le livre d’artiste doit avoir un auteur qui est dans la pluparts des cas plasticien, peintre ou graveur et qui prépare et réalise toute la conception de l’ouvrage. L’artiste peut être à la fois l’auteur du texte et de l’aspect visuel du livre mais ce n’est pas une obligation. Il peut utiliser par exemple le texte d’un écrivain mais il doit le transformer à sa façon. Il choisit par exemple certaines parties d’un texte et les remanie pour leur donner une forme visuelle. »Le livre de bibliophile et le livre d’artiste
La différence entre le livre de bibliophile et le livre d’artiste réside donc surtout dans l’importance que l’auteur attribue soit au texte soit à la forme et à l’aspect visuel du livre. Tandis que la bibliophilie classique met l’accent sur le contenu littéraire, l’auteur du livre d’artiste créée surtout une œuvre d’art. Les règles de création d’une telle œuvre n’existent pratiquement pas et son auteur est un artiste multidisciplinaire qui peut utiliser presque toutes les techniques plastiques (peinture, gravure, photographie, collage, sculpture). C’est pourquoi les livres d’artistes sont souvent présentés à des expositions.
David Cajthaml (né en 1959) est des auteurs attirés par ce concept artistique. Après des études dans l’atelier du célèbre scénographe Josef Svoboda, il a beaucoup travaillé pour le théâtre et créé aussi une œuvre multiforme à la limite entre la peinture et la sculpture. Le livre d’artiste est pour lui une autre façon de s’exprimer, une activité qui lui apporte satisfaction mais qui n’a rien de lucratif :« Je crois que ceux qui publient ce genre de livres ne se soucient pas de leurs ventes et que c’est même la dernière chose dont ils s’occupent. J’ai demandé à l’éditeur Viktor Stoilov de la maison Torst s’il y avait des moyens pour influencer les ventes, et il m’a dit que non et que les ventes de ce genre de livres sont un mystère. Alors je ne m’en occupe pas non plus. En publiant les livres pour la réalisation desquels j’ai besoin d’une imprimerie que je dois payer, j’espère pouvoir les vendre, mais espérer, c’est pratiquement la seule chose qu’on puisse faire. »
L’amour des beaux livres existe sans doute depuis le temps où le premier livre a été créé. Au Moyen Age, un livre avait la valeur de tout un village ou d’un grand champ et la sagesse qu’il contenait était l’objet de vénération. Avec le temps, le livre s’est démocratisé et il est devenu accessible à tous, mais la nostalgie de sa splendeur historique et de sa position privilégiée nous accompagne toujours. Il y aura donc toujours parmi nous ceux pour lesquels le livre sera non seulement une source d’information ou un moyen de se divertir mais aussi un art et une passion.